La laisse de Central Park, et les autres

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 196 commentaires

Il existe aux Etats-Unis un terme d'argot pour désigner une femme blanche bien-pensante, qui porte de fausses accusations d'agression contre un homme noir. On l'appelle une "karen". A New York, la "karen" Amy Cooper vient d'être licenciée par son employeur, une société financière, après la diffusion d'une vidéo dans laquelle on la voit, à Central Park, passer un appel à la police. Celui qui la filme est un promeneur noir de Central Park, Christian Cooper (aucun lien de parenté), ornithologue à ses heures, qui vient simplement de lui demander de mettre son chien en laisse. La video a été vue plusieurs millions de fois. On y entend bien Amy Cooper décrire à la police son pseudo-agresseur comme un "African american".

Dans l'appel à la police de Minneapolis qui a provoqué l'interpellation, puis la mort de George Floyd, et que la police vient de publier, en revanche, le commerçant qui se plaint d'avoir été payé par un faux billet ne précise pas spontanément la couleur de peau du client qu'il dénonce. Le standardiste de la police doit lui poser la question à plusieurs reprises. Après la mort de Floyd, Minneapolis vient de connaître sa troisième nuit d'émeutes. Les émeutes se sont étendues à d'autres villes américaines. Le policier meurtrier Derek Chauvin avait déjà fait l'objet de dix-huit plaintes, dont deux seulement ont abouti à des sanctions -légères. Parmi ces plaintes, celle de Ira Latrell Toles, battu par Chauvin dans les toilettes de son domicile, et victime de tirs à bout portant dans le ventre, après un appel de sa compagne pour violences conjugales. Le procureur de Minneapolis n'est pas non plus certain de déclencher des poursuites contre lui. Sa maison, en attendant, est protégée par ces dizaines de policiers.

Je ne sais pas pourquoi ce sont ces détails-là qui me frappent d'emblée, et que je livre donc, dans les deux récits multi-media qui se téléscopent. Mon cerveau de matinaute aurait pu en choisir d'autres. Enormément d'autres. Le prénom du chien de Amy Cooper -Henry. Le détail des mauvais traitements dont il a été victime dans le passé, documenté sur son compte Instagram -celui de Henry- par des internautes, et rapporté par le New York Times. L'évocation par Christian Cooper de la "Karen intérieure" de Amy Cooper. Ses regrets après que la diffusion de la vidéo ait provoqué le licenciement de Amy Cooper : "je ne veux pas être un participant à ma propre déshumanisation".

C'est la particularité du récit médiatique à l'anglo-saxonne et, à mon sens, sa supériorité par rapport à la presse française. Il ne nous dit pas ce qu'il faut penser. Il offre une profusion de détails. Il offre un terrain de jeu sans limite à nos imaginaires, qui peuvent ainsi galoper en liberté, sans laisse. A nous ensuite de nous faire une opinion ou -le plus souvent, parce qu'on fonctionne ainsi- de nous conforter dans la nôtre. 

Sans laisse, vraiment ? Comme mon cerveau de matinaute, celui de mes confrères américains sélectionne bien entendu les détails qu'il va privilégier, l'ordre dans lequel il va les livrer pour construire le récit.  Et puis, on pourrait considérer que la presse américaine noie son lecteur dans les détails. Ce qui est tout aussi juste puisque, au total, en dépit de cette puissante profusion de détails, des policiers visés par dix-huit plaintes pour violences continuent d'interpeller des George Floyd, et de les tuer. 


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