La débâcle jubilatoire des éléments de langage
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 47 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Pour faciliter les embauches, il faut pouvoir licencier plus facilement.
Fluidifions les conditions de licenciement, donnons de la visiblité aux malheureux patrons, qui tremblent d'embaucher et, surmontant courageusement leur terreur, ils embaucheront enfin. Ce raisonnement orwellien, vous l'avez entendu dix fois, vingt fois depuis trois semaines, dans la bouche des défenseurs du projet El Khomri. Eh bien, vous aviez mal entendu : le projet El Khomri n'a pas pour but de créer des emplois. Vous avez été victimes d'hallucinations auditives. C'est Macron qui, hier matin sur France Inter, a amorcé la marche arrière des éléments de langage, en expliquant, à la grande stupéfaction de Patrick Cohen, que tel n'était pas le but du projet. Macron fidèlement suivi, ce matin, sur la même antenne, par le délégué spécial du journal de Bernard Arnault Les Echos Dominique Seux, qui nous confirmait qu'on avait mal entendu ce que l'on nous avait cent fois répété.
Mais alors, quel est le but du projet ? Macron encore : encourager les mêmes patrons terrorisés à... embaucher en CDI, plutôt qu'en CDD. Et comment ? Attention : en transformant, de fait, les CDI en CDD, dans la droite ligne de la suggestion de l'éminent économiste Alphonse Allais, qui avait proposé, pour lutter contre les inconvénients de la vie citadine, de construire les villes à la campagne. Vous vous dites que j'exagère ? Qu'ils ne peuvent pas vraiment remplacer un élément de langage grotesque par un autre élément de langage tout aussi grotesque ? Mais si. Ecoutez Macron. La vidéo est dans le grand article de Désintox de Libération, qui reprend les principaux enfumages dégainés en défense (et aussi contre) le projet El Khomri.
A quelque chose malheur est bon : outre qu'il nous aura permis de découvrir, dans les profondeurs de Youtube, un foisonnement de talents ignorés par les medias mainstream (regardez le Stagirite dans notre dernière émission, et lisez notre portrait du contre-historien Histony), ce mouvement permet d'observer, matin après matin, une débâcle d'ampleur inédite des éléments de langage. Argumentaires retirés à la hâte, argumentaires de secours rouillés, dénichés au fond de la boîte à outils, et aussitôt démonétisés : la glissade de l'angoisse orwelienne à la délicieuse dérision d'Alphonse Allais est jublilatoire. Quel que soit l'avenir du glorieux projet, c'est un apprentissage accéléré, pour lequel on ne remerciera jamais la joyeuse troupe gouvernementale.