Goldman Sachs, la veuve et l'orphelin
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 33 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
La cause est entendue: Fabrice Tourre
, le "frenchie de Goldman Sachs", "allait jusqu'à vendre des actifs toxiques à des veuves et des orphelins", rappellent horrifiées les radios du matin. Comme si, chaque matin, il nous fallait notre nouvel épouvantail, pour bien commencer la journée, accablés par l'horreur du monde. Si vous avez aimé "le mari polygame de la conductrice au niqab" (voir nos éditions précédentes), vous allez adorer "le banquier qui vend des actifs toxiques aux veuves et aux orphelins". |
Voyons donc de plus près, merci Google News. L'acte horrifique est relaté par son auteur lui-même, Fabrice Tourre, dans un e-mail envoyé, semble-t-il, à sa petite amie (dont, nous informe le site de L'Express, il est "très amoureux"). Texte intégral : "Je viens juste d'arriver au pays de tes clients préférés (ndlr: la Belgique)!!! Je viens d'ailleurs de vendre quelques bonds abacus à des veuves et orphelins que j'ai croisés dans l'aéroport, décidemment ces Belges adorent les cdo2 abs synthétiques". Même si c'est difficile, tentons de nous poser cinq minutes, et de relire les lignes qui précèdent, si possible dans leur contexte. C'est un e-maileur compulsif, ivre de lui-même, embarqué dans une aventure professionnelle qui le dépasse, qui écrit à sa copine sans doute cinquante fois par jour. Il maile comme il respire, comme il soupire, comme il rigole. Il jongle avec les remords pour rire, les scrupules réels, les forfanteries cyniques, entremêlant l'ensemble dans une graphomanie diarrhéïque dans laquelle personne, et sans doute pas lui-même, ne saurait démêler le premier, le deuxième et le troisième degré. Comme il parait très peu vraisemblable que l'on puisse acheter des produits financiers dans un aéroport, il est vraisemblable que l'anecdote qui fait les titres d'aujourd'hui est une provocation épistolaire, une de plus, adressée à sa destinataire (dont, rappelons-le, merci L'Express, il est "très amoureux").
Quiconque s'est déjà plongé dans un dossier judiciaire incluant des transcriptions d'écoutes téléphoniques, sait bien à quel point l'interprétation est difficile. Silences, râclements de gorge, phrases non terminées, semi-plaisanteries, lourds sous-entendus : projetés en pleine lumière, ces moments volés à l'intimité ne sont plus qu'ambiguïté. Il en va de même pour les e-mails. A l'idée que la nécessaire analyse de la responsabilité de Goldman Sachs dans la crise financière, puisse être instruite, ne serait-ce que partiellement, avec comme pièces à conviction ces opaques potacheries post-adolescentes, on frémit. Et pourtant, dans le procès médiatique en cours, c'est déjà le cas.