Faits divers, et faits de société
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 70 commentaires
On les a, les prénoms. Vous êtes contents ? Et bingo : c'est Youcef et Mohamed. C'est LyonMag
qui les publie le premier. Comme un élément d'information parmi d'autres, dans un suivi de la mort d'Axelle Dorier, titré sur un autre élément du dossier : "le conducteur roulait-il malgré l'annulation de son permis ?"
Et en effet, pourquoi ne pas les donner, ces deux prénoms ? Aussitôt LyonMag
est repris par les charognards de Valeurs Actuelles
. Qui, eux, titrent sur les prénoms : "les accusés s'appellent Youcef T. et Mohamed Y."
Parce que c'est à leurs yeux l'information principale. Bingo ! Comme ils doivent être heureux ! Quelle succulence. Comme ils doivent les faire durer en bouche, ces prénoms. Charognards ! Que vous disent-ils donc, ces prénoms ? Que vous apprennent-ils ? En quoi constituent-ils l'information principale ? Et les prénoms de ces habitants de la cité de la Villeneuve, à Grenoble, qui ont sauvé des enfants pris dans un incendie ? Vous les exigez aussi, ces prénoms-là ?
#COVID19#accident#grenoble ( Ce mardi il a y’a quelques heures dans l’après midi 2 enfants ont sauté par la fenêtre rattraper par les habitants ❤️? pic.twitter.com/xzIYpL4b3Y
— oumse-dia (@oumsedia69) July 21, 2020
J'y reviens, car c'est peu dire que mon texte d'hier, vous ne l'avez pas compris. Par ma faute : il était trop rapide. D'abord, titré (et tweeté) de manière provocatrice. Bien entendu, demander symétriquement la justice pour Axelle et Adama n'a aucun sens. Dans le cas d'Axelle Dorier, la Justice fonctionne : un des chauffards a été placé en détention, un autre sous contrôle judiciaire, les deux sont mis en examen. Dans le cas d'Adama Traoré, le déni de Justice dure depuis quatre ans, comme l'indique, parmi d'autres, le fait que les trois gendarmes sont non seulement encore en service, mais, comme nous le rappelions ici, ont perçu une prime au titre de l'année 2016, l'année des faits.
Tout cela se résume d'un mot : l'affaire Adama révèle un fonctionnement systémique. Quatre ans avant George Floyd, tout y était déjà. L'affaire Axelle, en quoi est-elle révélatrice d'un système ? A mes yeux, en rien. Ce qui s'est passé à Lyon dans la nuit du 18 au 19 juillet n'est pas un fait de société. C'est un fait-divers. Mais pour tous ceux qui adhèrent, de plus ou moins bonne foi, aux puissants récits de la fachosphère, si pourtant. Des deux côtés, les "structures d'appropriation" des récits sont les mêmes, analyse (mieux que moi) IT dans notre forum.
Cela dit, même si je n'ai pas "opposé les victimes", comme m'en accuse Youcef Brakni, du Comité Adama -au contraire ! L'image mentale de cette jeune femme trainée sur huit cent mètres sous une voiture m'est aussi insupportable que celle de ce jeune homme qui succombe sous le poids de trois gendarmes- j'aurais dû mieux distinguer cette réaction émotionnelle et l'analyse professionnelle. Que voici : on a toujours tort, journalistes, de détourner les yeux des réalités qui nous dérangent. Parce qu'on laisse ainsi aux charognards le monopole du récit. Dont ils se pourlèchent à leur façon, en titrant sur Youcef et Mohammed. Et en rejetant dans l'ombre les éléments de ce récit qui risquent de troubler leur digestion : par exemple, dans le communiqué du Parquet de Lyon, la première prise à partie "violente",
avant le drame,
des chauffards et de leurs amis par les jeunes réunis sur place, si j'ai bien compris, pour fêter l'anniversaire d'Axelle Dorier. Ne leur ressemblons pas. Faisons confiance aux faits.
Voilà ce que je voulais dire. Trop rapidement, ce qui donne raison à tous ceux d'entre vous, qui m'ont plus ou moins gentiment envoyé en vacances. Conseil que je m'empresse de suivre à l'instant même, en baissant le store du matinaute. Bel été à tou.te.s.