Et mon ombre se déshabille...

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 34 commentaires

On interroge un jour Aragon sur Léo Ferré, sur le sans-gêne de ce chanteur adaptateur, qui a trituré, remodelé, reconstruit, un poème tiré du recueil Le Roman inachevé, Bierstube magie allemande, pour en faire le tube "Est-ce ainsi que les hommes vivent ?" 

"Et vous acceptez ça ?" demande à Aragon l'intervieweur, qui surjoue un peu l'indignation. "Pourquoi est-ce que ça me gênerait ? Ca m'apprend énormément sur mes poèmes", répond le vieux poète. Qui pressent que c'est grâce à Ferré, Ferrat, Ogeret, Morelli, et quelques autres, qu'il gagnera son billet pour la postérité. Et ajoute : "Il est certain que dans mes poèmes plus récents, peut-être pourrait-on trouver une influence en retour de la chanson, telle que Léo Ferré la comprend".

C'est Rebecca Manzoni qui exhume cette archive de l'interview d'Aragon. Elle l'insère ce matin dans son Tubes & Co de France Inter sur la chanson de Ferré. "Je l'ai écoutée cent fois, et 80 fois je n'y ai rien compris" avoue-t-elle. Aveu d'incompréhension qui fait joliment écho à celui d'Aragon, d'ailleurs, dans le même texte. La pièce était-elle ou non drôle / Moi si j'y tenais mal mon rôle / C'était de n'y comprendre rien. (Aveu pour aveu, d'ailleurs, je n'ai moi-même jamais su trancher dans le double sens de Pour un artilleur de Mayence / Qui n'en est jamais revenu). 

A n'y rien comprendre en effet, comment cette réminiscence en fragments du jeune médecin auxiliaire Louis Aragon, en charge de la sélection des filles du bordel militaire lors de l'occupation française de la Sarre en 1919, comment ce fragment de mémoire accède au statut d'interrogation existentielle universelle, par la grâce d'un archéologue sans-gêne nommé Ferré (et d'un arrangeur nommé Jean-Michel Defaye) pour avoir, dans le coeur du poème, repéré ces deux pépites, Est-ce ainsi que les hommes vivent / Et leurs baisers au loin les suivent.

"Pardonnez cette parenthèse toute personnelle, mais j'aimerais dédier ce  Tubes & Co à mon père, conclut Rebecca Manzoni, mon père qui m'a tannée pendant des années pour que je fasse un truc avec cette chanson. Je répondais avec un haussement d'épaule en marmonnant que c'était un truc de vieux croulant". Un silence. "L'arrogance de la jeunesse"Qu'est-ce qu'un poème, sinon un "truc" qui tôt ou tard trouve le chemin des larmes, et ne vous laisse d'autre choix que la mise à nu, toutes défenses tombées ?  Mise en abyme du matin : Le Roman inachevé est précisément une autobiographie en vers, où un Aragon bientôt sexagénaire revient sans indulgence sur le jeune coq qu'il fut, obtus et arrogant.  Est-ce ainsi que les enfants vieillissent ?


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