Et Le Pen s'attaqua à mon cerveau...
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 146 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
"Quinze milliards, je crois..." Marine Le Pen plonge dans ses notes.
Elizabeth Martichoux (RTL) vient de lui demander combien coûterait l'abaissement de l'âge légal de la retraite à 60 ans. Proposition qui effarouche Martichoux et Calvi. "Vous vous rendez compte qu'on serait le seul pays au monde à abaisser l'âge de la retraite ?" Donc, quinze milliards, oui oui, c'est ça. Aussi bien, elle aurait dit trente, ou soixante, si c'était écrit sur la note qu'on lui a remise. Car elle est venue avec ses antisèches, posées devant elle, et qu'elle consulte ostensiblement. Elle ne va tout de même pas se donner le mal d'apprendre par coeur. Apprendre les chiffres par coeur, c'est bon pour les candidats du Système.
A la radio, on ne voit pas le document. Sans doute y est-il inscrit quelque chose comme"les dix chiffres qu'ils vont forcément te demander". "Ils". Les journalistes. Les ennemis. Précisons : les ennemis qui te servent, que tu obsèdes, qui ne rêvent que de toi, mais que tu dois t'appliquer à traiter en ennemis. Méthode Philippot, l'avant veille, sur France 5. Puisque vous voulez des chiffres, on va vous en jeter, comme des cacahuètes. Allez, ouvrez la bouche.
De mémoire, on peut dater le début de la bataille du chiffre de la présidentielle de 1981. Face à Mitterrand, Giscard, grand sorcier des chiffres, avait cru pouvoir dégainer son arme favorite. Raté. Mitterrand, lui, s'était donné le mal d'apprendre les statistiques fondamentales. Et pour le reste : "vous n'êtes pas mon professeur, je ne suis pas votre élève". Plié.
Dans cette micro-bataille du chiffre, comme dans toute bataille, le spectateur-auditeur est instinctivement tenté de prendre parti. Pour celui-ci, contre celle-là. Ou l'inverse. Pourquoi le cacher ? Pas de notre faute, c'est le cerveau qui galope tout seul. Le cerveau aime bien avoir son bon et son méchant. Et cette résistance à la dictature des chiffres, elle lui plait, au cerveau. Cela fait tant d'années, qu'ils dégainent les chiffres, contre toute proposition hétérodoxe, quelle qu'elle soit ! Et la dette ! Et le déficit ! Et la note de la France ! Tant d'années, qu'évacuant la politique, ils nous ont fâché avec les chiffres, et amenés à considérer que les chiffres, c'est l'ennemi, la ruse du Système. Aux yeux de son noyau dur, quand Le Pen ridiculise les chiffres, elle déjoue simplement une ruse. Les chiffres, comme les juges, comme le rappel des faits, c'est l'ennemi. Cette conviction, chez ses électeurs, est inébranlable. Inattaquable.
Alors, matinaute, comment lui parler, à ce pauvre petit cerveau ? Comment le prémunir contre les mortelles séductions ? Comment le ramener à la raison ? Bonne question. La seule qui vaille. Je n'ai pas trouvé d'autre réponse que celle-ci : face au verrouillage, pas d'autre solution que le contre-verrouillage, dans un refus tout aussi aveugle, hermétique, obstiné, que celui du camp d'en face. Un verrouillage appuyé sur l'Histoire, sur l'humanité en soi, sur l'instinct, sur ce que chacun trouvera en soi. Si j'avais une meilleure réponse, croyez bien que je l'aurais fait bréveter.