Deux reportages de guerre à Aulnay
Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Le matinaute - 67 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Deux reportages de guerre. Pas au Mali, mais à Aulnay sous Bois, près de Paris, dans l'usine PSA fermée par la direction depuis quelques jours pour cause, dit-elle, de déprédations. Libé est avec les grévistes. Uniquement avec les grévistes. Le pacte est énoncé dès le titre: une matinée de grève avec les PSA. Les grévistes, leur organisation de grève, leur brioche de grève dans le local syndical, leurs boissons chaudes, leurs opérations coups de poing, leurs quêtes militantes aux péages des autoroutes. Un reportage plein d'empathie, de sourires, de vivats, baigné de l'odeur des clopes dans le petit matin.
Le titre du reportage du Monde est plus énigmatique:"violences, menaces, PSA Aulnay sous tension". Qui sont les auteurs des violences, des menaces ? Qui fait régner la tension ? Il faut lire le texte pour l'apprendre peu à peu. Les auteurs des menaces, les coupables de la tension, sont les grévistes, et plus particulièrement ceux de la CGT. Les traces de la tension, l'envoyé spécial du Monde, Philippe Jacqué, les a constatées sur place. "Des extincteurs ont été vidés sur des armoires électriques, les responsables de groupes, un échelon hiérarchique intermédiaire, ont été canardés d'œufs, de tomates, de caissettes, de boulons, de cailloux, voire de pétards, quand ils n'étaient pas confinés dans leurs bureaux. Certains d'entre eux, ainsi que des délégués syndicaux, affirment avoir reçu des menaces de mort". Et ce n'est pas tout: "Dans les ateliers traînent encore les stigmates de l'action militante. A l'atelier logistique, des caisses gisent au sol. Sur les lignes d'assemblage, des boulons sont éparpillés, des boîtiers électriques de robots ont été débranchés".
Quelles sont les sources du reporter du Monde ? Un "responsable de l'usine qui souhaite garder l'anonymat", un "cadre intermédiaire", un "cadre de la maintenance", le "directeur du site, Laurent Vergely"' un "cadre supérieur", un "cadre", un membre anonyme de "la maintenance", "Denis Martin, le directeur industriel de PSA", un "autre cadre", un "représentant syndical (non gréviste, NDR) contacté par téléphone", et enfin "Tanja Sussest, représentante du SIA" (syndicat non gréviste). Au total, donc, onze interlocuteurs cités, du côté de la direction et des non-grévistes. Face à eux, Jean-Pierre Mercier, "le médiatique représentant de la CGT Aulnay, tendance Lutte Ouvrière", porte seul la parole des grévistes, avec deux citations, il est vrai (dont une qui le ridiculise: Mercier affirme n'avoir pas vu, sur les murs de l'usine, un graffiti injurieux pour le patron de PSA, "Varin T mort", graffiti dûment attesté par une photo du journaliste du Monde).
Après tout, pourquoi pas ? Dans une grève, il est légitime de donner la parole aux grévistes et aux non-grévistes, aux syndicats et à la direction. Si les grévistes, dans leur sauvagerie, ont renversé des boulons (ou des plantes vertes, comme sur ces images de France 2 que nous commentions lors de notre émission sur Lorraine coeur d'acier), pourquoi ne pas montrer ces déprédations à la France entière, comme y invitait, dans une envolée immortelle, David Pujadas ? Dans le même article, c'est parfois difficile, tant le reportage de grève s'apparente parfois au reportage de guerre: on ne peut pas être des deux côtés de la ligne de front. Fut un temps, dans le même journal, où les arguments de la direction étaient donnés par le service économique, le reportage de terrain ayant pour fonction de rééquilibrer le traitement, en donnant la parole aux grévistes. Ces temps sont manifestement révolus. Au moins le lecteur pourrait-il être averti de ce qu'il va lire. Si le reportage du Monde avait été titré "une visite à Aulnay avec la direction", nul n'y eût trouvé à redire.
Boulons renversés. Photo Jean-Claude Coutausse, Divergence pour Le Monde