Dans le piège de la Mamounia ?
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 57 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Védrine, Bianco, Quilès: tous les ténors de la mitterrandie régalienne se bousculaient
ce matin, aux radios, se disputant l'honneur de tirer le coup de grâce sur la moribonde diplomatie sarkozyenne, ses tapis rouges déployés sous les pas des tyrans, ses ambassadeurs à biscottos, sa bouffonnerie incessante. Ils emboitent le pas à un collectif anonyme de diplomates atterrés, qui a fait connaître sa désolation dans Le Monde d'hier. De fait, ce qu'on appelait dans les livres d'Histoire "la diplomatie française" est en coma dépassé. Depuis quand ? Depuis qu'un catastrophique "machin" (Todd) en a pris les commandes ? Depuis la fin de la guerre froide, comme le soutenait ce matin Bernard Guetta sur France Inter, en élargissant la perspective ? On peut en disputer sans fin.
Diplomates, ministres, journalistes, se renvoient la responsabilité de la cécité sur les tyrannies vermoulues du "monde arabe". Cette cécité a été la chose la mieux partagée des dernières décennies. Les journalistes n'en sont pas exemptés, avec cette réticence persistante à dire et nommer les choses. En face du brûlot des diplomates, Le Monde publiait hier une page fort instructive de Natalie Nougayrède, intitulée "Etat par état, les révoltes arabes vues par le Quai d'Orsay". Sur le Maroc, on y lit cette confidence (anonyme) d'un "connaisseur issu du Quai": "Combien de ministres français ont séjourné gratuitement dans les palaces marocains depuis des années, au prétexte d'une visite de travail de trois jours qui commençait le vendredi, avec un entretien d'une demi-heure pour tout justifier". Et un autre, "parlant de la masse d'informations collectées à la Mamounia sur les élites françaises": "sur le Maroc, on est gêné, ils nous tiennent". C'est trop en dire, ou pas assez. Que savent ces diplomates anonymes ? A quelles orgies, à quelles bacchanales, font-ils précisément allusion ? Rien n'en a jamais transpiré, à de très rares exceptions près. Que sait l'auteure de l'article elle-même ? Des noms, des dates !
Etrangement, on dirait que Le Monde lui-même n'a pas pris la mesure du basculement radical qu'imposent les révolutions arabes, et qui devrait nous faire désormais leurs "écoliers, et non leurs stupides professeurs", comme disait Badiou, dans une formule pénétrante. Ecoutons comme Natalie Nougayrède relate l'affaire du déjeuner Boillon, cet ambassadeur piégé "par sa propre brusquerie (Nougayrède ne parle pas d'arrogance) face à l'esprit soixante-huitard qui imprègne la Tunisie de la parole libérée, et ses journalistes branchés Facebook". Si Boillon est seulement "brusque", alors les choses peuvent s'arranger avec un ambassadeur moins brusque. Si l'exigence des confrères tunisiens n'est que du "soixante-huitardisme", alors ces grands ados se calmeront tôt ou tard. Vivement que les journalistes français se fassent les écoliers de leurs confrères tunisiens, que se libère leur parole, et qu'ils se branchent Facebook. S'il en est encore temps, ce qui n'est pas certain.