Contre Bolloré-la-haine

Daniel Schneidermann - - Médias traditionnels - Financement des medias - Le matinaute - 137 commentaires

Il existait des foules de bonnes raisons, pour un journaliste, de ne pas signer l'appel StopBolloré, que publient aujourd'hui plusieurs sites indépendants (par exemple ici). Ces raisons : plutôt que de signer un énième texte collectif, faisons notre travail de journalistes, enquêtons sur les finances de Bolloré, sa mise au pas des rédactions et des éditeurs qui passent sous son contrôle, les censures, les départs, les licenciements, les grèves, observons à la loupe pour en disséquer les supercheries les émissions militantes unilatérales de CNews, les grands barnums de Hanouna sur C8. 

Et puis, pourquoi Bolloré plutôt que les autres milliardaires qui contrôlent l'information en France, comme le montre le film Media Crash, coproduit par Mediapart et le producteur Premières lignes qui, coïncidence, sort le même jour ? Bolloré est-il un oligarque des médias tellement plus redoutable que Arnault, Niel ou Pinault, qu'il mérite ce sursaut civique particulier ?

Ma réponse est oui. Pour des raisons très respectables, l'équipe d'Arrêt sur images n'a pas souhaité signer ce texte, préférant s'exprimer par son travail. C'est donc personnellement, n'y exerçant plus de responsabilité, que j'estime qu'une situation de rupture, comme la présente campagne électorale, justifie des initiatives de rupture, comme la campagne multiforme lancée aujourd'hui par un très grand nombre de personnes et d'organisations (qui comportera aussi un volet judiciaire).

Pourquoi Bolloré ? Qu'ils l'avouent ou le démentent, qu'ils en soient eux-mêmes conscients ou non, tous les industriels qui investissent dans les médias souhaitent orienter l'information. Et tous dans le même sens (à la lointaine exception peut-être d'un Claude Perdriel, fondateur du Nouvel Obs) : dans le sens du consentement à l'économie libérale, ou néo-libérale. Devant la commission d'enquête sénatoriale sur la concentration de la presse, le délicieux Bernard Arnault convenait benoitement que si les Échos, demain, "défendaient l'économie marxiste", il en serait "extrêmement gêné". Cela n'interdit pas les nuances, nombreuses, qui maintiennent une impression de pluralisme, notamment sur les questions dites "sociétales". 

Alors pourquoi Bolloré ? Parce que son projet politique à lui, comme nous le soulignons ici depuis plusieurs années maintenant, est différent. C'est un projet xénophobe, violent, notamment porté par un candidat multi-condamné pour incitation à la discrimination et à la haine. "La haine" : a-t-on bien lu ce mot, prononcé par la Justice de ce pays ? L'a-t-on bien relu ? Mesure-t-on bien que ces condamnations d'Eric Zemmour n'ont pas dissuadé Bolloré de lui donner carte blanche sur CNews ? Ce projet de haine fait peser des menaces immédiates sur les libertés publiques, et la paix civile. L'accession au pouvoir de ces idées de haine ferait basculer ce pays dans une dynamique aujourd'hui inimaginable. 

Je ne peux pas avoir consacré un livre à l'aveuglement de la presse occidentale à Berlin en 1933, et ne pas poser les mots sur ce qui se déroule sous mes yeux à Paris, en 2022.  Le projet Bolloré n'est pas seulement contestable, injuste, favorable aux puissants. Il n'avance même pas masqué. C'est un projet, à mon sens, périlleux pour ce pays. Si vous voulez me faire dire que c'est une forme de patriotisme et de légalisme, qui m'amène à signer contre Bolloré, après tout pourquoi pas ?

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