Conspirations : la bonne longueur de pincettes reste à inventer
Daniel Schneidermann - - Complotismes - Le matinaute - 158 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Comment naissent les fameuses "théories du complot" ? Il suffit, ces jours-ci, de quelques allers et retours
entre medias mainstream et réseaux sociaux, pour les voir naître sous nos yeux, pour les observer au berceau. Quand, demain, elles se seront fortifiées, seront devenues des convictions solidement ancrées, on pourra se souvenir avec émotion qu'on les a vues naître. Deux exemples.
Le cerveau des attaques est-il dans les cadavres ? A l'heure où écrit le matinaute, le procureur de Paris et le gouvernement refusent de confirmer la présence d'Abdelhamid Abaaoud, "cerveau" des attaques du 13 novembre, parmi les morts de l'appartement de Saint Denis, pris d'assaut par le RAID. Sur cette question que l'information continue a feuilletonnée toute la journée d'hier, la France se tait officiellement. Pourtant, un obscur organe conspirationniste étranger affirme, et à la Une s'il vous plait, que Abaaoud est bien mort dans l'assaut. Le nom de cet obscur organe ? Le Washington Post. Et le journal cite deux officiels européens, de deux pays différents, qui assurent avoir eux-mêmes reçu l'information de la mort d'Abaaoud des dirigeants français.
Deuxième exemple. Le directeur de Valeurs Actuelles, Yves de Kerdrel, assurait hier matin que son journal allait publier, aujourd'hui jeudi, une interview de l'ancien patron de la DCRI, Bernard Squarcini, selon laquelle le gouvernement français aurait refusé, en 2013, de recevoir des services de renseignement syriens une liste des djihadistes français en Syrie. L'extrait était aussitôt relevé et isolé par le blog d'Olivier Berruyer. Ce n'est évidemment rien de plus que la parole de Kerdrel, reprenant celle de Squarcini, toutes deux, pour de multiples raisons, à prendre avec des pincettes. Et même s'il était vrai qu'une telle démarche eût été faite auprès de Squarcini, cela ne préjugerait en rien de la valeur et de la fiabilité des renseignements ainsi recueillis.
Des pincettes, donc. Dans les deux cas, celui de Valeurs Actuelles et celui du Washington Post, ce ne sont que des allégations, non confirmées, et qui ne le seront peut-être jamais. Les préjugés que l'on peut avoir sur les deux journaux devraient certes servir de filtre dans l'analyse que l'on peut en faire, mais ne devraient pousser ni à la crédulité aveugle, ni au silence hautain. Et pourtant, sur chacune de ces deux informations, pas un mot dans la bruyante matinalerie radiophonique (je n'ai pas tout entendu non plus, hein. L'omniprésence auditive du matinaute a ses limites).
Ce qui crée les théories du complot, c'est exactement cela : l'incapacité des medias "officiels", à commencer par les grandes radios, qui reçoivent chaque matin leur contingent de ministres, d'anciens ministres, et de futurs ministres, à se saisir de ces allégations flottantes avec la bonne distance. Leur incapacité à s'en emparer avec des pincettes de la bonne longueur, pour les présenter aux Excellences, à fins de confirmation, ou d'infirmation, ou de no comment, peu importe, mais qui permette au moins de les faire entrer dans le champ de l'investigation légitime.