Combat autour de Mein Kampf

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 207 commentaires

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Imaginons. Début 2016, trois ou quatre éditeurs publient des traductions concurrentes de Mein Kampf,

ce livre écrit par Hitler au cours de sa captivité, dans les années 20, et qui tombe dans le domaine public fin 2015. Certains publient le texte "sec". D'autres, assorti d'un "appareillage critique". D'autres encore, le publient assorti de commentaires hitlero-complaisants. On en parle une bonne semaine. Et le texte replonge où il végétait depuis la Libération : dans les bacs des bouquinistes des bords de Seine, et dans les limbes d'Internet.

Au lieu de quoi, un ou deux ans avant parution éventuelle, la bulle médiatico-éditoriale s'invente à la Une une bonne vieille querelle : la maison Fayard doit-elle rééditer Mein Kampf ? Mélenchon somme Fayard (c'est son éditeur) de renoncer. Les "rééditistes" répliquent qu'on trouve le texte en deux clics sur Internet (c'est au-dessous de la réalité. Un seul clic suffit). Si on le trouve en un clic, pourquoi ne pas le rééditer ? Avec une solide édition, soigneusement corsetée d'un "appareillage critique", on coupera l'herbe sous le pied d'éventuelles rééditions hitlero-complaisantes.

Pas du tout ! répliquent les anti-rééditistes. Le livre paraitra sous la couverture d'un éditeur honorable. Les hitleriens honteux n'auront plus besoin de le commander sous le manteau. Il pourra trôner dans les salons. Il va ainsi changer de statut. De texte maudit, il va devenir un légitime objet d'étude. Et la maison Fayard ne coupera l'herbe sous le pied de personne. Si des hitlero-complaisants veulent le rééditer eux-mêmes, qui les en empêchera ?

Composante et résultat de cette hystérisation du débat : l'identité des historiens chargés de rédiger le fameux "appareillage critique" est un secret mieux gardé que le code de la force de frappe. Qui sont les historiens sollicités ? Lesquels ont accepté ou refusé ? Qui dirigera cette équipe ?  Mystère. Après enquête quasi-policière, Libécroit pouvoir citer un nom, celui de l'historien Florent Brayard. Vivement les épisodes suivants ! Le making of de la réédition serait presque plus intéressant, et instructif, que le livre lui-même.

Au coeur de cette déroutante controverse, même si personne ne le formule vraiment ainsi, la croyance, ou non, dans l'éventuel pouvoir hypnotique d'envoûtement de ce texte. Sa lecture va-t-elle suffire à fabriquer des néo-hitleriens ? Formulée ainsi, l'hypothèse est risible. Mais écoutons son traducteur, sollicité par Fayard, puisque son nom est connu. Olivier Mannoni a accordé une fascinante interview au Point, pour raconter son contact quotidien avec la phrase hitlerienne, et son "mécanisme assez terrifiant". Terrifié, terrifiant : il le répète plusieurs fois. Et comment compte-t-il immuniser les futurs lecteurs contre ce mécanisme terrifant ? "La meilleure chose que l'on puisse faire est de le démythifier et d'en faire un objet d'étude et de travail, qui ne peut pas être un objet de lecture (...) En deux clics, vous pouvez le lire tel quel, dans une traduction qui a plutôt tendance à le rendre plus lisible et sans commentaires. C'est la situation actuelle qui est dangereuse". Autrement dit, si l'on traduit bien le traducteur, il s'agit de restituer à la prose hitlerienne son caractère abscons, confus, illisible. C'est sans doute la première fois qu'une telle mission aura été confiée par un éditeur à un traducteur. C'est un des nombreux points intéressants que soulève la controverse.

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