Cette sacrée incarnation

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 27 commentaires

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Daniel Gerber. Avez-vous entendu parler de Daniel Gerber ? Normalement, non.

Normalement, je ne devrais même pas écrire ce nom. Daniel Gerber est le candidat tiré au sort que vont présenter à la législative partielle des 22 et 29 mai, des Alsaciens du collectif #MaVoix. On ne sait rien sur lui, sinon qu'il est ex-libraire, et aujourd'hui au RSA. Le collectif #MaVoix se propose de "hacker l'Assemblée Nationale en 2017". En gros, de tenter de faire élire des citoyen (ne) s tiré (e) s au sort, à travers lesquels les collectifs de citoyens électeurs pourront concourir directement à la discussion et à l'élaboration des lois.

De manière cohérente, les #MaVoix ne recherchent pas les medias, mais ne les rejettent pas non plus. "Nous ne voulons pas, comme certain.e.s femmes et hommes politiques, courir derrière les caméras, passer notre vie à nous raconter, à nous regarder, et à jauger ceux qui nous regardent. Nous préférons rester concentrés sur l’immense tâche qui est devant nous et qui nous demande toute notre énergie. Le temps est venu de sortir du dire pour se concentrer sur le faire. De passer de la réaction à la proposition. Nous avons donc fait un choix : nous ne donnons pas d’interview, nous n’allons pas sur les plateaux télé, mais les portes de toutes nos réunions sont ouvertes à tous les citoyens quels qu’ils soient, journalistes y compris".

Derrière l'initative du collectif #MaVoix, on reconnait la même défiance hérissée à l'égard de toute incarnation du pouvoir, que l'on respire ces jours-ci du côté de la place de la République, et de toutes les places françaises et étrangères où s'est installé Nuit Debout. La même défiance, qui rabote à deux minutes toute prise de parole (avec dérogations exceptionnelles à cinq minutes, pour des stars comme Lordon ou Varoufakis), et qui fait débuter toute conversation avec un nuitdeboutiste par ce préambule inévitable : "je ne représente pas le mouvement, mais..." De la défiance à l'égard de la démocratie représentative, on est passé à une défiance plus large, à l'égard de l'incarnation.

Le combat est rude. Tout pousse à l'incarnation. Les medias, d'abord, bien sûr, toujours en quête désespérée d'un leader, d'un porte-parole, d'une figure identifiable, d'un candidat au rôle de doudou du mouvement. Mais pas seulement eux. Dans tout groupe humain, certains parlent mieux que d'autres, réfléchissent plus vite que d'autres, sont plus habiles que d'autres à capter l'attention d'un public, à le convaincre. Que faire de cette inégalité fondamentale ? Faut-il la contrecarrer, et comment ? Bref, c'est le vedettariat, l'incarnation, qui sont naturels. Et leur refus, qui est un combat. Un combat pas forcément perdu d'avance. Qui connait le nom du président de la Confédération suisse ? Personne. Il change chaque année. Et ce n'est pas le seul exemple. D'autres démocraties ont adopté d'autres systèmes, par exemple l'incarnation symbolique déconnectée de tout pouvoir réel. Suivez mon regard.

Hier soir, Ruffin et Lordon étaient à la Bourse du travail. A deux pas de la République. Mais pas à la République. Ils ont donc pu parler (un peu) plus longtemps. Ruffin a proposé aux nuitdeboutistes de tendre la main aux syndicats, pour faire "un très gros 1er mai". Proposition qu'il a sortie de son chapeau, sans qu'elle ait été débattue auparavant. Consacrer un article, une chronique, un édito, à cette proposition (rassurez-vous, à écouter les radios du matin, on en est très loin, l'AFP n'ayant manifestement pas encore décidé que ce qu'ils pouvaient dire étaient digne d'intérêt), est-ce, pour un journaliste, faire le jeu de la personnalisation et de l'incarnation ? Vastes questions.

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