Censure : Aragon aussi...

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 106 commentaires

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Mais non, on ne censure pas seulement les séries télé

, dans les bureaux anonymes des télécrates. On censure aussi dans les meilleures maisons. Par exemple, la maison Gallimard, éditeurs de père en fils. On va célébrer en décembre le 30e anniversaire de la mort de Louis Aragon. Des festivités sont prévues. Au nombre de ces festivités, la parution du livre d'un fou d'Aragon, Daniel Bougnoux, Aragon La confusion des genres, chez Gallimard. Dans ce livre, il y avait un chapitre 7. Et dans ce chapitre 7, le souvenir d'une anecdote du dernier siècle. Un été, dans le midi, le jeune Bougnoux rend visite au prestigieux poète. Lequel l'attire dans sa chambre d'hôtel. Aragon disparaît dans la salle de bains. Et j'emprunte le récit de la suite à Pierre Assouline: "lorsqu’il en émergea à nouveau, précédé d’une forte odeur de vaseline, le nageur à crinière blanche en peignoir et maillot de bain avait fait place à une drag-queen en cache-sexe rouge vif, lourdement fardée, qui se présentait pour se faire défoncer".

Spécialiste d'Aragon (il a dirigé la publication de son oeuvre dans la Pléïade), Bougnoux remet son manuscrit à Gallimard. L'éditeur promet de ne pas le montrer à l'exécuteur testamentaire d'Aragon, Jean Ristat. Et, courageusement, s'empresse tout de même de le lui envoyer, comme le raconte aujourd'hui Bougnoux lui-même, triste et furieux. Et Ristat s'oppose à la parution du chapitre 7. Pour quelle raison ? Personne ne le saura sans doute jamais. Non pas la peinture de l'homosexualité assumée du poète après la mort d'Elsa. Le secret était éventé depuis longtemps. Il n'a d'ailleurs jamais été un secret, Aragon, même avant la mort d'Elsa, multipliant les indices de confusion des genres, comme dans ce beau Vise un peu cette folle Et ses souliers montants. Mais sans doute plutôt parce que Ristat lui-même apparaît, passablement ridicule, dans le chapitre en question. Gallimard n'ayant pas le courage de s'opposer à Ristat, le livre paraît donc sans le chapitre 7.

Oui mais voilà. On est "à l'ère d'Internet", comme on dit. Le chapitre 7 est donc disponible sur BibliObs. Vous pouvez courir le lire, et gratuitement, car l'objet du buzz est forcément gratuit. Vous ne serez pas déçus, il est bien conforme au teasing. Pas de tromperie sur la marchandise. Résultat: bien des internautes ne liront que celui-ci, voyeurs comblés de la vieille folle fardée, qui s'exhibe dans une chambre d'hôtel. Pour un nombre indéterminé de lecteurs qui n'en connaissent rien d'autre (mais oui, il y en a), Aragon restera ce souvenir ridicule et flou de faux-cils et de vaseline. Et Gallimard le synonyme d'une instance bureaucratique, soviétoïde et anachronique.

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