Canal+ : les fleurs, le baiser, et les ciseaux de Bolloré

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 84 commentaires

Nous sommes en 2011, avant #Metoo. L'émission Canal Football Club (CFC) fête sa 100e.  "Je me suis demandé ce que je pouvais faire, commence le chroniqueur Pierre Ménès, faisant mine de cocher une liste. Mettre une perruque blonde, c'est déjà fait. Alors je vais faire un truc plus original." Il se lève. "Tiens, viens, toi" intime-t-il à un assistant, en coulisses. "Je vais offrir des fleurs à Isabelle". Isabelle, c'est Isabelle Moreau, chroniqueuse présente sur le plateau. Avec un gigantesque bouquet, il se lève, se dirige vers la chroniqueuse et après lui avoir offert le bouquet, l'embrasse sur la bouche. Éclat de rire général. "Elle a un rouge à lèvres beurre d'escargot, comme parfum" commente Ménès, alors que les téléspectateurs peuvent revoir au ralenti la scène du baiser extorqué.

Je dis "baiser extorqué", parce que personne, en 2011, n'aurait eu l'idée de qualifier cette scène d'agression sexuelle. D'ailleurs, personne ne l'a ainsi qualifiée, et surtout pas la chaîne, qui décide ensuite de la mettre en scène par le ralenti, comme une belle lucarne jubilatoire. Isabelle Moreau elle-même, son bouquet en main, semble rire. Le baiser extorqué dans le feu de l'action, c'est innocent, ça ne prête pas à mal, c'est innocent, c'est fun, c'est foot, c'est l'esprit Canal.

Pour les besoins de son documentaire sur les journalistes sportives, Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste, Marie Portolano, ex-journaliste à Canal+ récemment partie à M6 (elle était une des signataires du comité de soutien à Sébastien Thoen, évincé de la chaîne pour une parodie de Pascal Praud), a re-montré la scène, sur une tablette, à Isabelle Moreau, toujours présentatrice à Canal+, qui a fondu en larmes, "expliquant que cette séquence était venue ruiner dix ans de sa carrière",selon Les Jours. Elle l'a aussi montrée à Pierre Ménès, toujours chroniqueur à Canal+, qui, toujours selon Les Jours"tente de se défendre en faisant remarquer qu’elle est presque consentante puisqu’elle met sa main autour de lui. Il termine, en lâchant, contre toute logique, qu’il ne l’a pas vraiment fait".  On est obligé de croire le compte-rendu des Jours, parce que Canal+ a censuré du documentaire tous les passages concernant Ménès, y compris la réaction du même Ménès à une autre séquence vidéo, où on le voyait, en public, soulever la jupe de Marie Portolano. Ces séquences existent. Il est probable qu'elles ressortiront un jour.

On aurait tort de se focaliser sur Ménès. L'important de cette histoire, comme de tant d'autres, ce n'est pas Ménès. C'est le système (encore lui !) qui permet la perpétuation de Ménès. Les rires des camarades autour de lui (y compris du présentateur de CFC Hervé Mathoux qui, dans un des passages censurés, regrette de ne pas avoir réagi). L'abdication des organes de régulation. La direction des chaînes qui permet son maintien à l'antenne, et pense qu'une petite censure suffira à le protéger (alors que les images existent, et qu'il est probable qu'elles ressortiront un  jour). Ce que nous confirme aussi cette séquence, c'est qu'il ne faut pas croire ce que nous voyons : parfois, un rire n'est pas un rire.



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