Camille Lepage, deux photos

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 22 commentaires

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C'était en janvier dernier. Préparant notre émission sur la guerre en Centrafrique

, nous cherchions des éléments (articles, photos, vidéos) sur l'extraction du diamant dans l'Ouest du pays. Car les sombres batailles pour le contrôle du trafic de diamants sont aussi une des raisons des affrontements dans le pays. Mais rien, ou presque. Pas de reportage télé, peu d'articles et de photos. Sur le plateau, les reporters de guerre que nous recevions s'en expliquaient, comme on pouvait l'attendre : quand on est à Bangui, c'est pour couvrir l'actu. Et l'actu, ce sont les affrontements, les morts, les blessés, les machettes, les hôpitaux, les réfugiés, et surtout, au milieu, le rôle de l'armée française.

La recherche de diamants dans l'Ouest de la RCA, c'est le sujet de l'une des dernières photos postées par Camille Lepage, photographe française de 26 ans, dont le corps a été découvert hier par l'armée. Elle l'a postée sur ce compte, sans doute sans avoir le temps de l'intégrer sur son site. Elle accompagnait depuis plusieurs jours une milice anti-Balaka dans la région de Bouar (dans son dernier tweet, elle raconte s'être levée à 3 heures 30, pour éviter les barrages de la Misca). On pense que son petit groupe est tombé dans une embuscade. Comme de juste, les autorités françaises ont exprimé leur émotion, et assuré que toute la lumière serait faite.

Camille Lepage s'était installée depuis deux ans à Juba. Vous ne savez pas où se trouve Juba ? Vous n'êtes pas les seuls. Moi-même, je n'en savais rien avant de partir dans la nuit sur les traces virtuelles de Camille. Juba est la capitale du Sud Soudan, le dernier état à avoir accédé à l'indépendance, en 2011. Pourquoi Juba ? lui demandait-on dans une interview. Justement pour ça. Parce qu'il n'y a personne d'autre. Parce que personne n'en parle. Parce que c'est un trou noir de l'actualité, le trou noir par excellence. Et même si les photos s'avèrent invendables. Car Camille Lepage était lucide :"J'ai aussi réalisé, disait-elle, ce qu'était l'agenda médiatique, et comment tant d'histoires importantes ne faisaient pas les manchettes, simplement parce qu'elles n'entrent pas dans l'agenda, ou l'intérêt des annonceurs. Je ne peux pas accepter que les tragédies des gens soient occultées, simplement parce que personne ne peut en faire d'argent. J'ai décidé de le faire moi-même, et de les mettre en lumière, quoiqu'il arrive".

Ne dramatisons pas la situation du marché. Il arrivait que des journaux français achètent les photos de Camille Lepage. Par exemple, celle qui ressort le plus souvent depuis hier soir sur les réseaux sociaux, est cette double page (ci-dessous) du Parisien magazine. On pourra, dans les écoles de journalisme, étudier ses différences avec la photo citée plus haut. Ce n'est pas un jugement, c'est un constat sur l'état du marché.

So long Camille, la salue Thomas Cantaloube, de Mediapart, qui l'avait rencontrée à Bangui. So long. Ils sont, comme elle, quelques centaines, quelques milliers peut-être de jeunes professionnels qui refusent la BFMisation du monde, et s'accrochent, et s'accrocheront, dans ces trous noirs absurdes, qui sont les poches de résistance du journalisme d'aujourd'hui. Je n'ai pas regardé, hier soir, les chaînes d'info continue. Je suis certain qu'entre deux débats sur la composition de l'équipe de France de foot et l'ouverture de Cannes, elles auront trouvé quelques secondes pour évoquer la mort de Camille Lepage. Je suis certain que des gens très émus auront dit de très belles choses. Il est même possible que soit créée, demain, une bourse, un prix Camille Lepage. Il est alors probable que les sponsors de manqueront pas, pour cet alibi magnifique d'une profession perdue. So long, Camille.

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