Brel en matinales
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 33 commentaires
L'amoureux éternel de Brel croit vivre son culte dans la solitude et la nostalgie. Parfois, au détour d'une émission inattendue ou d'une jolie lecture, il entrevoit l'existence de frères, ou de soeurs (plus rarement). Ils s'identifient, se sourient avec une joie triste, échangent comme autant de mots de passe maçonniques quelques titres de chansons méconnues, quelques rimes, quelques souvenirs de rateaux dans les boums. Et puis, ils poursuivent leur route, solitaires, chacun sur son chemin, en s'étonnant déjà de n'être pas plus loin. Brel ne se révère pas en bande. Il ne se gueule pas en karaokés. Ce n'est pas un phénomène social.
A l'inverse, le servant de l'actualité marronnière est obnubilé par la quête de "l'angle nouveau qui va intéresser les gens". Il pourrait tranquillement se contenter de diffuser Fernand ou Jojo, mais il se sent l'obligation professionnelle de leur perfuser une dose de "nouveauté". Quand à l'occasion d'un anniversaire, comme ce 40e anniversaire de sa mort, ce culte solitaire est percuté de plein fouet par les matinales et les réseaux sociaux, cette rencontre ne peut produire qu'une sorte de malentendu, aux limites du malaise poli, manière "ceci n'est pas un anniversaire". Chacun fait son devoir. Disciples secrets et servants de l'actualité trépidante feignent de croire qu'ils peuvent fabriquer un Brel commun.
Et donc. Pour entendre L'homme de la Mancha couvert par la voix d'un présentateur météo, c'est ici. Pour écouter un étudiant en musiques actuelles chanter La chanson des vieux amants a capella dans la rue, devant un micro de BFM, c'est ici. Pour apprendre que Brel a un ADN punk, c'est là. Pour savoir de combien il écrase Claude François sur Spotify (mais ne pas connaître le montant précis annuel des royalties), c'est là. Pour rêver au destin différent qu'auraient connu les Berrichons si la chanson s'était appelée Vierzon-Vesoul, c'est par là. Pour entendre Madly raconter la traversée de l'Atlantique et du Pacifique cinq semaines après sa première opération, c'est là. Etc etc. Et pour ré-écouter les chansons, toutes les chansons, aujourd'hui comme hier et comme demain, c'est partout.