Bismarck, Erdogan, et les orgueils nationaux

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 38 commentaires

"On a l'impression que l'Europe est un troupeau d'herbivores, encerclés par des carnivores" lance Guillaume Erner à son invité, le secrétaire d'Etat aux affaires européennes, Clément Beaune. Le carnivore du matin, c'est le Turc Erdogan, qui, au terme d'un été de gesticulations navales franco-turques en Mediterrannée, vient de traiter les dirigeants français et grecs de "cupides et incompétents". Et le matinalier de France Culture de titiller son ministre : alors, on va se laisser insulter ? On ne montre pas ses muscles ? On ne réagit pas ? Que fait l'Europe ?

En ce 1er septembre 2020, exactement 150 ans après la désastreuse capitulation de Sedan, il n'est pas inutile de rappeler comment une dépêche de presse peut déclencher une guerre, celle de 1870 (et même, en comptant large, les deux suivantes, qui en découlent). En 1870, donc, Napoléon III, empereur des Français, fait pression sur le roi de Prusse, pour le dissuader de présenter son cousin Léopold de Hohenzollern au trône d'Espagne (je vous passe les détails). Tension, menaces, le roi de Prusse Guillaume cède. Fin de l'affaire ? Non. Cet épilogue ne plait pas au chancelier allemand Bismarck, et à l'Etat major prussien, qui veulent en découdre avec la France. Bismarck va donc "arranger" la nouvelle, de manière qu'elle soit présentée de manière humiliante aux Français, ce qui donne la dépêche suivante, dite "dépêche d'Ems"

"Berlin, 14 juillet. Après que la renonciation du prince Léopold de Hohenzollern eut été communiquée au gouvernement français (...) l'ambassadeur de France demanda de nouveau au roi (de Prusse, NDR) de l'autoriser à télégraphier à Paris que le roi de Prusse s'engageait à ne jamais donner à nouveau son consentement (...) Le roi refusa de recevoir de nouveau l'ambassadeur, et lui fit dire par l'adjudant de service que Sa Majesté n'avait plus rien à lui communiquer".

"D'après d'autres informations d'Ems, le roi aurait fait dire à l'ambassadeur de France qu'il avait approuvé hautement la renonciation de son cousin au trône d'Espagne et qu'il considérait, dès lors, tout sujet de conflit comme écarté".

Autrement dit, la nouvelle satisfaisante pour l'orgueil français fait l'objet du second paragaphe de la dépêche (et est minorée par le conditionnel), tandis que les détails offensants sont placés en tête.  Résultat : une partie de la presse, et de la classe politique françaises, hurle à l'affront national, et la France déclare la guerre à la Prusse. Aujourd'hui encore, les dépêches d'agences de presse sont construites de la même manière, les paragraphes empilés par ordre décroissant d'importance. L'ordre des paragraphes eût-il été inversé, on évitait peut-être trois guerres, dont deux mondiales. Loin de moi l'idée de traiter de va-t-en-guerre le sage Guillaume Erner, ou de comparer Erdogan à Bismarck, mais on n'est jamais trop prudent dans la manipulation de cette nitroglycérine, qui s'appelle les orgueils nationaux.



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