Bébés sans bras : premières leçons médiatiques

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 35 commentaires

Quand parfois me hantent d'assourdissants silences médiatiques, et que je l'écris, ici ou ailleurs, il se trouve souvent un bon confrère, pour me répondre : mais si voyons ! Sur ce sujet, dans notre journal, dans notre radio locale, regardez bien ! Nous avons écrit tel article. Nous avons fait notre devoir. Nous en avons parlé dans l'émission du tant, à la trente-sixième minute. Cherchez mieux ! Il y a des trous, dans votre moteur de recherche ! 

Bien sûr. Mais  comment dire ? Dire n'est pas tout. Prenons un exemple, cette énorme affaire dite "des bébés sans bras", dont s'est emparée voici quelques semaines la galaxie politico-médiatique (notre article est ici). Les medias viennent-ils de la découvrir ? Non. Comme le rappelle Le Monde avec justesse, le journal y avait consacré un article dès 2016. Il est là.  Toutes les informations y figurent-elles ? Oui. La multiplication des cas, leur concentration géographique, tout y est. Que manque-t-il ? Les mots pour le dire. L'article évoque "des agénésies des membres supérieurs isolées, c’est-à-dire l’absence de formation d’une main, d’un avant-bras ou d’un bras au cours du développement de l’embryon". Pourquoi aucun rédacteur en chef, lisant et relisant ce passage, n'a-t-il demandé à l'auteure : "attends, j'ai bien compris, ces bébés sont donc sans bras ?" "Oui". "Alors pourquoi n'écris-tu pas bébés sans bras" Sans doute le vocabulaire scientifique  a-t-il inhibé les journalistes, et leurs relecteurs.  Avant de chloroformer, à leur tour, les lecteurs, qui ont donc pu lire sans réaliser ce qu'ils lisaient. Pleinement justifié, le ton interrogatif ("exposition à un toxique ou simple hasard ?") n'arrange rien, pas davantage que l'énormité potentielle de l'information (l'exposition à un pesticide ou à un produit vétérinaire pourrait donc produire ce type de malformations ?)

Qu'a-t-il fallu, pour que cette information anodine accède au statut de scandale ? Il aura fallu les efforts conjugués de la région Rhône-Alpes-Auvergne de Laurent Wauquiez, et des autorités sanitaires françaises,  pour tuer le messager (le fameux REMERA), et qu'un journaliste, Stéphane Foucart, du Monde, dénonce cette tentative de meurtre comme une tentative de meurtre (sans toutefois l'écrire ainsi, c'est moi qui dramatise). Il aura fallu, aussi, que les journalistes dépouillent l'information de sa gangue isolante de discours scientifique. Sur les causes de la naissance de bébés sans bras dans l'Ain et ailleurs, on n'en sait aujourd'hui pas davantage qu'hier, mais on sait qu'on ne sait pas, et on  pressent que certains ne tiennent pas trop à ce qu'on sache. On n'a pas fini de tirer les leçons médiatiques de l'affaire des bébés sans bras.


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