Al-Sissi, entre les gouttes du marché de l'indignation
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 72 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Cette fois c'est fait. Quasiment. Ca n'a jamais été si proche.
Le contrat de vente de 24 Rafale a été "approuvé" par le président egyptien Al-Sissi lundi soir. Il n'y a plus qu'à signer. Le monde retient son souffle. "Ce serait du jamais vu" a-t-on confié au Monde, à Paris. Je vous entends d'ici. Vous pensez que ça va encore capoter au dernier moment. Comme en Inde. Comme au Brésil. Surtout ne le dites pas au Monde. Ils y croient.
Ah, un petit détail, tout de même, fâcheux, nuance Le Monde le lendemain. Un incident, une bêtise. Ces Rafale, les Egyptiens les veulent tout de suite. Tout de suite ? Oui, tout de suite, vu ce qui se passe en Libye. Vous savez, la Libye, ce pays en état d'anarchie totale, depuis la guerre anti Kadhafi déclenchée par BHL. Comme quoi, on critique beaucoup Sarkozy, mais il y a tout de même une morale de l'histoire. On détruit la Libye, d'accord, ça met la pagaille au Mali, mais on vend des Rafale au voisin.
Mais voilà. Les 24 Rafale, on ne les a pas en magasin. Comment faire ? Les Egyptiens ont bien une idée. "Quitte à les prélever sur les quotas français", dit Le Monde. Les Egyptiens y tiennent d'autant plus, que les Américains, eux, "vu la proximité d'Israël", leur vendent des avions "bridés". Bridés comment ? "Bride"-t-on un chasseur comme une Mobylette ? Ils ne dépassent pas le soixante à l'heure ? Pas plus d'un missile toutes les cinq minutes ? L'article ne le précise pas. C'est fou tout ce qu'on apprend, en lisant les articles sur l'armement.
D'autres nouvelles de l'Egypte ? Oui. Le procès en appel de trois journalistes d'Al Jazeera, détenus depuis 2013, et accusés de soutien aux Frères musulmans, doit commencer aujourd'hui. Et sinon, un tribunal a confirmé lundi la condamnation à mort de 183 partisans des Frères musulmans, accusés d'avoir participé au meurtre de 13 policiers, lequel faisait lui-même suite à la mort de 700 manifestants, lors de la prise du pouvoir du maréchal Al-Sissi. Les Nations Unies ont qualifié ce procès de masse, sur lequel la presse française a été particulièrement discrète, de "sans précédent dans l'histoire du monde".
Si je vous raconte tout ça, c'est parce que je ne cesse de m'étonner de l'indifférence complice dont bénéficie, dans la presse française, la dictature égyptienne. Pour en arriver à cette conclusion, que je soumets démocratiquement au débat : en matière d'atteintes aux droits de l'homme, nos indignations sont fléchées. Réseaux sociaux et media mainstream béachélisés ne colportent l'indignation qu'en fonction de critères idéologico-diplomatiques précis. Pro-Israéliens, pro-palestiniens, pro-Ukrainiens, pro-Russes, islamophiles, islamophobes, répercutent sur les réseaux sociaux les forfaits "utiles" à la cause, et seulement eux. La presse mainstream, elle, choisit ses causes dans une étrange schizophrénie entre alignement sur la diplomatie française, et dénonciation hystérique de la "realpolitik" de cette même diplomatie (dans le cas de la Chine, par exemple). Il faut croire que l'Egypte, du fait de ses singularités, n'entre dans aucune de ces catégories. Elle passe donc entre les gouttes. Et puis, elle nous achète des Rafale. Ou presque.