Affaires de (grande) famille

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Médias traditionnels - Scandales à retardement - Le matinaute - 125 commentaires

Trois articles dans Le Monde, une interview dans L'Obs : la bombe éditoriale de la rentrée de janvier s'appelle La familia grande (Seuil). La juriste Camille Kouchner (fille de l'ex-ministre de Mitterrand et Sarkozy Bernard Kouchner, et de l'universitaire Evelyne Pisier) raconte dans ce livre comment son ex-beau père, le constitutionnaliste médiatique Olivier Duhamel (fils de l'ex-ministre de Pompidou Jacques Duhamel), a abusé de son frère jumeau ("Victor" dans le livre) deux ans durant, à la fin des années 80, alors que les jumeaux étaient âgés de 13 ans. Effet de souffle immédiat : dans l'après-midi de lundi 4 janvier, Olivier Duhamel, 70 ans, a démissionné ou été renvoyé de tous ses postes de pouvoir médiatiques et universitaires (Sciences Po Paris, LCI, Europe 1, où il animait l'émission hebdomadaire Mediapolis).

La presse étrangère, qui observe la France à la loupe ces temps-ci, verra sans doute dans ce nouvel épisode une confirmation de la longue indulgence des élites françaises pour les délits sexuels. Car La Familia grande ne raconte pas seulement l'histoire d'un inceste. Elle raconte surtout (et est vendue ainsi par Le Monde) l'histoire de la tolérance sociale pour ce fléau, au cœur de la haute bourgeoisie politico-intellectuelle française. Et partant, fait forcément penser à la publication, l'an dernier à la même époque, du récit de Vanessa Springora, Le consentement, dans lequel l'éditrice racontait avoir été, alors adolescente, abusée des années durant par l'écrivain Gabriel Matzneff.

Et pourtant, même si La Familia grande vise à répliquer l'effet de souffle du Consentement (même sortie-surprise aux premiers jours de janvier, identique déboulonnage d'une statue de l'intelligentsia parisienne), les deux situations décrites n'ont pas grand-chose à voir. Là où une nation entière s'est sentie salie par les forfaits de Matzneff, dont elle avait connaissance sans oser les regarder en face, ceux de Duhamel ont, vingt ans durant, été tenus secrets par les jumeaux Kouchner puis, pendant une dizaine d'années, sont devenus le secret plus ou moins partagé d'un clan familial et amical. Pour Matzneff, nous savions tous (au moins tous les téléspectateurs de Pivot, ce qui fait du monde). Comment aurions-nous su pour Duhamel ? Mais la presse étrangère a toujours raison sur les autochtones. Et en tout cas, les autochtones sont toujours illégitimes à tenter de délégitimer le récit de la presse étrangère.

Reste un détail. Au bas du troisième article, Le Monde précise, entre crochets, que "[Camille Kouchner est aujourd’hui la compagne de Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde]". C'est honnête. Cela ne retire évidemment rien à l'ampleur des forfaits commis, ni à l'horreur du fléau universel de l'inceste, contre lequel ces prises de parole sont salutaires.  Mais cela change le regard porté sur le récit du Monde. Dans Le Monde (et dans L'Obs) cette précision est indiquée entre crochets ou dans un encadré, au bas d'un article, comme si elle était totalement indépendante de l'histoire racontée, et n'avait aucune incidence sur le récit (et d'ailleurs, le responsable de la revue de presse de France Inter, Claude Askolovitch, ne l'a même pas mentionnée). 

C'est bien entendu impossible. Cette précision fait partie de l'histoire. Louis Dreyfus n'est pas seulement le patron d'Ariane Chemin, et de Cécile Prieur, co-autrice de l'interview de L'Obs (dont elle a été nommée directrice de la rédaction en novembre dernier) il est aussi un des personnages de l'histoire qu'elles racontent, même s'il n'y apparaît pas. Dans la rédaction de leurs articles, dans les questions qu'elles ont posées à Camille Kouchner et aux autres témoins, Ariane Chemin et Cécile Prieur ont donc procédé, sinon sous le contrôle (pas de procès d'intention) du moins sous le regard attentif de leur patron commun. Quel rôle a-t-il joué dans l'opération éditoriale ? Ont-elles demandé à l'interviewer ? Comment a-t-il justifié son refus d'apparaître ? A quel moment a-t-il appris lui-même les atteintes dont avait été victime, trente ans plus tôt, le jumeau de sa compagne ? Est-il lui-même à ranger parmi les gardiens du secret ? On n'en saura rien. Étrange sur-justification du titre, La Familia grande.


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