Une année de pompiers volants
Daniel Schneidermann - - La vie du site - 60 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Rien à faire, on en revient toujours à nos fondamentaux.
Ainsi l’année se termine avec deux plantages magistraux des mastodontes de la télévision publique, l’invitation par France 3 d’un imam de carnaval censé parler au nom des «musulmans de Corse», et une solennelle démonstration de méconnaissance de l’Afrique par le chef du service international de France 2. Tout le monde n’est pas censé connaître par cœur la carte de l’Afrique. Mais entre tout le monde et personne, dans une rédaction où les cartes de presse se comptent par centaines…
Bien sûr, vous attendez de nous que nous soyons présents, pour relever ces manifestations d’incompétence. Mais je suppose, j’espère, que vous attendez aussi beaucoup plus que ces dénonciations rituelles. Une aide à réfléchir par vous-mêmes, à vous affranchir de la dépendance aux sources d’information, quelles qu’elles soient, un accompagnement dans un cheminement commun, forcément toujours un peu à tâtons, vers une plus grande lucidité.
Qu’attendez-vous, d’ailleurs, exactement ? Il est un baromètre catégorique, même s’il est parfois démoralisant: c’est Google Analytics, qui nous dit tout sur ce que vous avez lu et regardé en priorité. Quels sont, donc, dans toute notre production, les 50 contenus les plus consultés en 2015 ?
Toutes catégories confondues, le contenu le plus lu, et de loin, est…le texte d’un @sinaute, "Je ne suis pas Charlie, et croyez-moi, je suis aussi triste que vous". Ca rend modeste, sur l’intérêt de notre production interne. Mais il est vrai que, publié… le 8 janvier, ce texte était le premier à oser dire les choses aussi catégoriquement. Et il était salutaire.
Dans le même esprit, notre émission avec Emmanuel Todd, pourfendeur de "l’esprit du 11 janvier", bat largement à l’audimat celle avec Luz. Faut-il en tirer des conclusions ? Oui. Une demande indéniable de contre-courant, de contrepied. Cela dit, ces deux émissions sont écrasées par l’émission la plus regardée de l’année… notre émission sur le porno, avec Ovidie. Tous nos –rares- contenus relatifs au porno, tous sans exception, se classent d’ailleurs dans les 50 premiers. Quant à la question des migrants, elle est quasi-absente de ce Top 50. Seule une brève sur le petit Aylan se classe (ouf!) à la cinquantième place.
Bref, heureusement que vous nous donnez les moyens d’être indépendants, non seulement de la pub, des grands medias et des actionnaires, mais même… de vous-mêmes. Car quel site ferions-nous, si nous le faisions l’œil rivé sur vos clics ? (Pour information, je viens de retourner sur Analytics pour les besoins de ce bilan. Je n’y étais pas allé depuis l’été dernier).
Heureusement, 2015 restera aussi une année où nous aurons pu mesurer votre attachement à cette indépendance. Vous aurez répondu en masse à notre appel au soutien, dans nos mésaventures fiscales. Tout confondu, ce sont 530 000 euros, que vous avez souscrits, au 31 décembre, en dons défiscalisables ou en abonnements de soutien. Ils nous permettent de voir l’avenir avec l’indispensable sérénité, et de consacrer notre énergie à autre chose qu’à des appels au soutien. Soyez-en remerciés.
La photo des 200 000€ de notre campagne Ulule. Avec de gauche à droite : Sébastien Rochat (journaliste), Justine Brabant (journaliste de dos), Vincent Coquaz (journaliste), Alain Korkos (chroniqueur), Axel de Velp (webmaster), Robin Andraca (journaliste), Daniel Schneidermann (boss), Adèle Bellot (documentaliste), François Rose (directeur de tout, mais aussi du reste), Anne-Sophie Jacques (journaliste)
Qu’allons-nous donc en faire en 2016, de cette indépendance que vous nous offrez ? Qui peut le savoir ? Pas moi. L’an dernier à la même époque, nous avions de grands projets: nous voulions, en priorité, consacrer notre année à rendre le site plus lisible, plus clair, plus pédagogique. Et puis, le 7 janvier a fracassé toutes nos prévisions. Qui aurait cru que nous passerions l’année happés par des questions comme la liberté d’expression, la laïcité et, pour finir en beauté, l’état d’urgence ?
Cette année, cette sale année 2015, nous l’aurons finalement passée à nous garder à droite, et à gauche. A combattre aussi bien l’enfièvrement complotiste, que la propagande de guerre étatique, qui se referme sur nos cerveaux. Pour l’intelligence et la lucidité, tous deux sont des dangers, entre lesquels je ne sais pas départager.
Cette urgence, malgré tout, même si nous tentons de nous en détacher, elle nous dicte encore sa loi. Bien fou celui qui prétendrait donc savoir où nous requerra l’an prochain notre destin de pompiers volants, quelles narrations médiatiques nous devrons déconstruire en priorité. Une chose est sûre: on sera là. Vigilants. A l’affût. Grâce à vous. Merci, et très bonne année.