Les jités valent-ils encore la peine ?

Daniel Schneidermann - - La vie du site - 224 commentaires

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Nous avons un choix à faire. Un choix difficile. Et cela fait plusieurs jours que j'en remue les éléments dans ma tête, sans arriver à me décider. Dans l'équipe, nous sommes aussi indécis. Alors, je voudrais votre avis. On est toujours plus intelligents à plusieurs. Et puis, quand on est un peu perdu, l'écriture est toujours une compagne secourable.

Depuis la création du site, nous avons continué, sur notre lancée, le travail entrepris depuis douze ans sur France 5 : nous enregistrons, et indexons chaque jour les journaux télévisés des trois principales chaînes françaises (TF1, France 2, France 3). C'est un travail considérable. Il nous permet de reconstituer, par exemple, quel temps d'antenne les jités ont consacré au pouvoir d'achat, aux droits de l'homme en Tunisie, ou aux embouteillages de départs en vacances, depuis un mois, un an, ou dix ans. Il nous permet de retrouver quasiment dans l'instant les extraits que nous souhaitons. Pour ceux qui se souviennent de notre "info-chrono", du temps de France 5, c'était évidemment un outil essentiel.

Ce travail d'indexation est un travail considérable. C'est un travail coûteux (un poste équivalent plein temps, ce qui n'est pas rien dans notre petite équipe, et des dizaines de mètres de rayonnage pour les cassettes).

Mais est-ce un travail encore utile ?

Quand nous avons commencé de réfléchir au site, nous étions persuadés que oui. Que cette banque de données et cette banque d'images remontant à 1995 (autant dire la préhistoire ! Le président s'appelait François Mitterrand, vous imaginez ?) étaient un atout considérable, qui nous permettrait de combattre la tendance à l'amnésie du système médiatique. Nous avons d'ailleurs créé pour cela une rubrique, ironiquement baptisée Souvenirs souvenirs.

Après plusieurs mois, le bilan dément ces intuitions de départ. Disons-le : les utilisations, dans nos contenus, de séquences télé remontant à plus d'un an se comptent sur les doigts d'une main. Notre ouverture vers les autres médias (radios, journaux, sites) nous a mécaniquement amenés à raréfier nos plongées dans le passé télévisuel lointain. On ne peut pas être partout, et nous choisissons d'être où nous estimons (à tort ou à raison) être le plus nécessaires. En outre, si l'on en juge par le nombre des vidéos vues, je n'ai pas l'impression que ces plongées vous passionnent vraiment. Notre banque d'images est donc un fabuleux outil, pour l'instant sous-utilisé.

Allons plus loin. Devons-nous, pour l'avenir, continuer à l'entretenir à l'identique ? Continuer cette indexation notariale des 20 Heures ? Autrement dit : les jités de Pépéjadas sont-ils encore, aujourd'hui, le lieu central où se forge l'imaginaire collectif ? Sont-ils encore le lieu d'une influence qui justifie qu'on les observe à la loupe ?

Mon intuition personnelle me pousse plutôt à répondre non. Certes, ils sont encore massivement regardés (de moins en moins, mais tout de même). Mais leur influence dans le débat public n'est pas à la hauteur de leur audience. On les regarde, mais on ne les croit pas. On les regarde comme un aquarium. On y quête une sorte de vague confirmation d'on ne sait quoi, de choses apprises ailleurs. Et cela est d'autant plus vrai que l'on est plus jeune. Plus on vieillit, plus les jités restent la source unique d'information. Plus on est jeune, plus ils apparaissent comme une sorte de source virtuelle de bruit, située quelque part dans le paysage, entre les gratuits du matin, Dailymotion, les émissions que l'on se podcaste, et une myriade éclatée de sites.

Dans l'ensemble, leur influence me semble désormais s'exercer davantage par la négative que de manière positive. Je veux dire que ces jités ( et au delà d'eux, l'ensemble des médias traditionnels) conservent, en occupant l'espace qu'ils occupent, le pouvoir considérable d'empêcher d'émerger les thèmes qu'ils ne traitent pas. Ils conservent aussi le pouvoir de ratifier, en leur donnant de l'écho, des thèmes imposés ailleurs. Mais c'est tout. Bardés de contre-pouvoirs lilliputiens mais efficaces, ils sont désormais incapables d'imposer eux-mêmes un sujet dans l'agenda. Ils sont dans la situation de Louis XVI après 89, à qui la Constitution avait laissé un droit de veto sur les initiatives révolutionnaires, mais aucun autre pouvoir. Sans doute ont-ils exercé pour la dernière fois ce pouvoir d'influence en 2002, avec l'emballement sur l'insécurité, qui aboutit au 21 avril. Mais depuis ? Le "non" au référendum de 2005, cette gifle pour eux, n'a-t-il pas marqué leur irrémédiable déclin ?

Et l'élection de Sarkozy ? objecterez-vous. Si l'on constate (schématisons) que l'influence des jités s'exerce encore pleinement sur les plus de soixante ans, et si l'on constate par ailleurs que cette tranche d'âge est la seule qui ait majoritairement voté Sarkozy en 2007, n'est-ce pas là une confirmation du pouvoir qu'ils détiennent encore ?

Certes. Sur les plus de soixante ans, je rends les armes, ils ont pu faire la différence. Mais sur les autres tranches d'âge, je persiste. Si les jités ont favorisé l'élection de Sarkozy, c'est à mon avis davantage en empêchant des informations d'émerger (par exemple, sur son instabilité psychologique, ou sur son amateurisme que l'on constate aujourd'hui, et que masquait son activisme de ministre de l'Intérieur) plutôt qu'en se faisant activement ses propagandistes.

Donc, je reviens à ma question. Devons-nous continuer de scruter ce lieu qui influence de moins en moins de citoyens et qui, biologie aidant, en influencera de moins en moins ? Devons-nous garder notre loupe braquée sur des images que vous, abonnés de ce site, ne regardez majoritairement pas ?

Ou bien devons-nous concentrer nos forces sur les lieux d'influence émergents (presse en ligne, sites de partage, interviews radio du matin, chaînes de la TNT ou étrangères, émissions de télé tardives ou minoritaires que nous sous-traitons pour le moment, comme le Grand Journal de Canal+, Ruquier, Taddei ), sur les mécaniques de buzz ou de reprises, et sur les innombrables intox du Web, qui n'ont rien à envier à celles d'Elkabbach ? Où notre grain de sable est-il le plus utile ? A vous de dire.

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