Une bataille après l'autre : comment Sean Penn nous réveille
Daniel Schneidermann - - Fictions - Initiales DS - 48 commentairesEt ça fait du bien !
Depuis l'origine, depuis les premières rafales de sidération, on avait l'intuition que le trumpisme visuel ne serait pas prenable sans le rire. Le rire de la satire mais aussi, un jour ou l'autre, avec toutes les armes scintillantes de Hollywood, le rire de la fiction majuscule.
Le rire de la satire a gagné la première manche, avec le licenciement, puis la réintégration sous pression des abonnés, de Jimmy Kimmel. Pour la fiction, la grande, celle des salles obscures, ne restait qu'à attendre. On attendait donc Une bataille après l'autre
, en sachant que ce genre de météorite viendrait tôt ou tard percuter la planète Trump.
C'est fait, avec rien moins que Leonardo Di Caprio en militant-branquignol de gauche radicale assagi quinze ans plus tard, et Sean Penn en chien de guerre qui le traque après quinze ans, aux commandes du film de Paul Thomas Anderson. Le film tape dans le dur, et pulvérise sa cible. Sa cible ? Le trumpisme, dans sa version du complot suprémaciste à biscottos et tatouages (sublime Sean Penn). Tourné en 2024, soit avant le retour de Trump au pouvoir, il se donne même le luxe d'anticiper les descentes des robocops masqués de l'ICE, les rafles barbares sur les parkings des supermarchés. Et aussi ce développement plus récent, l'instauration des "antifas" en ennemi public numéro Un. Comme avant lui Le dictateur
(1940) ou Docteur Folamour
(1964), il réussit même l'exploit rare de faire rire et frissonner de terreur dans un même spasme. Et de se hisser au rang d'objet polémique aux Etats-Unis, les trumpistes y voyant "une apologie du terrorisme"
, et les anti-Trump "un film antifasciste, pour une époque fasciste"
(Le Monde
).
Anderson se garde bien de l'ambition démesurée d'attaquer le trumpisme visuel dans tous
ses aspects, dans chacune de ses monstrueuses métastases disséminées dans tous les organes de la société. On n'y décelera aucune allusion à Charlie Kirk, à Candace Owens, pas la moindre trace du rôle de Fox News en scène centrale de l'action, ni de l'affairisme décomplexé de la blonde dynastie des Trump sous ses dorures. Le Mal y reste occulte, dissimulé au fond de réseaux de longs couloirs souterrains, avec cette franc-maçonnerie des Aventuriers de Noël
.
Du technofascisme, qui est tout de même une des nouveautés du XXIe siècle, Anderson n'a souhaité considérer que le fascisme. La tech
ralliée et asservie est absente, avec ses algorithmes manipulés, ses lols, ses memes, ses tweets nocturnes hurlés en majuscules, ses Musk, ses Sam Altman. Si l'on reconnaît aisément l'avachissement cynique d'un Steve Bannon ou les biscottos tatoués d'un Pete Hegseth, secrétaire à la Défense des Etats-Unis, la caméra reste IRL (In real life)
, désespérément a-virtuelle, en gros plan sur les corps en collapse permanent (raideurs, gadins, tics, tocs, grimaces) et en plan large dans les villes-refuges, les quartiers quadrillés, les planques à trappe souterraine, et à bord des bagnoles plus ou moins déglinguées qui se poursuivent inlassablement (confessons quelques longueurs sur la fin) dans les interminables routes bosselées des canyons du Sud.
Mais même la modestie de cette ambition est efficace. Scalpellisant un volet, et un seul, de cet enfer de Jérôme Bosch, son lointain héritier Anderson nous oblige à compléter le travail, à identifier les absents, à nous les figurer par nous-mêmes, à remplir les cases manquantes avec les pièces qui nous obsèdent depuis presque un an. Et s'il avait rajouté la bouffonnerie mussolinienne d'un Trump ? Et l'irréalité glaçante d'une Melania ? Et la lâcheté d'un Zuckerberg ? Et la folie d'un Musk ? Et la perdition d'un Altman ? Et le vertige de l'emballement incontrôlé de l'IA ? Nous-mêmes, spectateurices, devenons ainsi les intelligences supplétives du film, garanties 100% non artificielles. Et ça réveille.