Pour les Gilets jaunes, pour le journalisme
Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 63 commentaires
Chers Gilets jaunes,
Le discours de voeux d'Emmanuel Macron ayant clairement manifesté qu'il n'avait pas bien compris votre mouvement, il est très probable qu'en 2019 comme en 2018, vous allez vous retrouver avec, outre le pouvoir et sa police, les medias en face de vous. Face à vous. Les medias, c'est notre sujet principal ici, à Arrêt sur images, seul site principalement consacré à leur critique, indépendant, sans pub, sans subventions, et financé uniquement par ses abonnés (à qui, soit dit en passant, je présente mes meilleurs voeux, en les remerciant de leur précieuse confiance).
Presse vendue, presse menteuse, presse pourrie : pour beaucoup d'entre vous la cause est entendue. C'est parce que vous pensez ainsi, que vos groupes Facebook constituent aujourd'hui votre principale source d'informations. BFM et les autres peuvent dire tout ce qu'ils veulent : tout ce qu'ils disent est disqualifié du fait même que ce sont eux qui le disent.
C'est en tant que journaliste un peu particulier -dont le job consiste à déconstruire le discours de mes confrères et consoeurs- mais journaliste tout de même, que je voudrais vous dire ma façon de voir les choses.
Evidemment, il est difficile de défendre un métier qui, pour beaucoup d'entre vous, a aujourd'hui le visage de Jean-Michel Aphatie. Ces derniers jours, j'ai vu passer une de ses dernières interventions de 2018. Tout bien réfléchi, devant la "colère immense"
, il conseille à Macron de "revenir aux urnes".
Pour Aphatie, seul un retour aux urnes peut résoudre la crise des Gilets Jaunes : «Que la violence n’ait pas détourné l’opinion de ce mouvement montre que la colère est immense» https://t.co/YGrYpeeeVn
— Nosmedias.fr (@nosMedias_fr) 28 décembre 2018
Le piège est grossier. Une démission de Macron, ou une dissolution de l'Assemblée, seraient, dans les institutions actuelles, autant de pièges tendus au mouvement, tout retour aux urnes risquant fort de produire un résultat conforme aux précédents : président élu au second tour par défaut, assemblée aux ordres. Comme le montre notre enquête sur les premiers préparatifs des Européennes, il faudra bien du temps, avant que vous ne soyez en état de prendre toute votre place dans des institutions politiques, même renouvelées.
Laissons de côté Aphatie, chien de garde trop caricatural. Si la presse en général "ment", ce n'est pas par désir conscient d'enfumage. Elle ment par fonction. Sa fonction principale, aujourd'hui, en France, est de préserver l'ordre des choses, ordre économique, ordre politique. Cela tient d'abord à son actionnariat : des hommes d'affaires (pour les medias privés), ou le gouvernement (pour les medias publics), toutes institutions qui ont intérêt à préserver l'ordre existant, finalité qui "ruisselle" jusqu'aux journalistes de base. Ainsi, si un reporter, aux Champs-Elysées, ne pose aux manifestants que des questions sur les "violences", et jamais sur leurs revendications, c'est parce qu'il est lui-même persuadé que ces "violences" sont "l'angle" de l'événement qu'il est en train de couvrir -même d'ailleurs quand il n'y a pas de violences. Bref, des journalistes auto-persuadés de leur honnêteté peuvent, au total, fabriquer une presse mensongère. On sait tout ça depuis longtemps.
Tenez, c'est peut-être même vrai pour Dominique Rizet. Rizet, vous savez ? Ce spécialiste de la police sur BFM qui, ces derniers jours encore, se demandait pourquoi les manifestants en voulaient autant à sa chaîne.
⚡??CITATION - "À #BFMTV, on est d'une objectivé et d'une impartialité totale" Dominique Rizet, journaliste BFMTV. #Giletsjaunespic.twitter.com/U3rhKgpdhr
— Brèves de presse (@Brevesdepresse) 29 décembre 2018
Que Dominique Rizet ait passé des jours entiers à traiter d'irresponsables les manifestants, à cet instant, ne l'effleure pas. Sans doute est-il sincèrement convaincu d'avoir toujours été "objectif".
Si la presse nationale a tant de mal à comprendre votre mouvement, cela tient aussi à son modèle économique. Vivant essentiellement de la publicité, elle s'adresse en priorité aux catégories qui ne sont pas à découvert le 15 du mois. Donc, par définition, pas vous. Très longtemps, elle vous a ignorés, comme le pouvoir politique vous a ignorés. Pas par méchanceté. Tout simplement, parce qu'elle ne vous voyait pas.
C'est la presse, qui a révélé benalla
Mais la presse ne se résume pas à Rizet et Aphatie. Bien sûr, Rizet, Aphatie, et tous leurs clones, occupent beaucoup de place. Mais prenez l'affaire Benalla. Qui l'a révélée, sinon la presse ? Y compris la presse des milliardaires, Le Monde
au premier rang. C'est cette presse-là, eh oui, qui a planté la première banderille dans le dos de Macron, et qui le fait tituber depuis l'été. Les choses sont compliquées. Et même cette BFM que vous détestez, savez-vous que les Macroniens, eux non plus, ne décolèrent pas contre elle, parce qu'ils estiment qu'elle a donné trop d'écho au début du mouvement ? Oui, les choses sont compliquées.
Bref, cette presse vendue, achetée, etc, fait parfois, aussi, du journalisme. Pourquoi ? Pour de multiples raisons. Parce que nombre de ses journalistes aiment sincèrement leur métier. Ou parce que le bon journalisme, aussi, fait vendre, voyez les audiences de Cash Investigation. S'il fallait résumer, "lémédia" sont un objet aussi complexe que votre mouvement. En faire l'analyse vous oblige à l'intelligence, comme faire l'analyse des Gilets jaunes nous oblige aussi, nous journalistes, à l'intelligence.
vérités désagréables
"Faire du journalisme", c'est aussi vous dire des choses que vous n'avez pas envie d'entendre. C'est vous dire que dans votre mouvement, se trouvent aussi des racistes, des brutaux, des tyranneaux, des manipulateurs. Le dire et le répéter, s'il faut. C'est le rôle des journalistes, d'accorder davantage de place à un train qui n'arrive pas à l'heure, qu'à cent trains qui arrivent à l'heure. Sur le pouvoir, comme sur votre mouvement. Il faut l'accepter. Même si vous trouvez qu'ils sont injustes. Ca s'appelle la liberté de la presse. D'autant que chaque jour davantage, vous construisez les moyens de leur répondre. S'ils jouent trop à ce jeu-là, c'est eux qui perdront. Tous seuls. D'ailleurs, pour l'instant, ils perdent déjà.
Quoi qu'il en soit, ces medias, tels qu'ils sont, sont là pour longtemps. Même déclinants, ils vont décliner interminablement. S'ils ne sont pas tout-puissants (la preuve, ils n'ont pas pu entraver votre mouvement), ils ont pour eux la puissance de l'argent et la force de l'habitude. Et ils savent parfaitement se victimiser. A chaque fois que vous bousculez un de leurs reporters sur les rond-points, vous leur permettez de se victimiser, et de passer sous silence les brutalités commises par l'autre bord, les violences policières, tellement sous-médiatisées, par rapport à vos propres violences. Ne les y aidez pas !
De toutes ces remarques, faites ce que vous voudrez. Mais accueillez-les venant d'un journaliste, qui avec la même force croit à la nécessité du journalisme, et espère que votre mouvement, régénérateur, trouvera ses débouchés politiques, dans les urnes ou ailleurs.