Législatives : ces sondages périlleux... ou non-publiés

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 40 commentaires

Daniel Schneidermann a fait une pause dans ses reportages sur la campagne des législatives pour passer des coups de fil aux sondeurs. Mais pourquoi y a t-il si peu de projections en nombre de sièges, ni même de sondages de second tour ? Est-il envisageable que la Nupes soit majoritaire à l'Assemblée nationale ?

Passé l'effet de surprise de l'accord à gauche, que peut-on prédire des chances de l'alliance Nupes de gagner ces élections législatives, et d'imposer une cohabitation à Emmanuel Macron  ? Les sondages flatteurs, qui en font aujourd'hui  la première force politique en nombre de voix, peuvent-ils se convertir en nombre de sièges, pour atteindre la majorité absolue de 289 députés ? D'abord, les candidats y croient-ils eux-mêmes ? Difficile à dire. Posée entre deux porte-à-porte pendant mes reportages, la question ne m'attire qu'un retour en boomerang : "Et toi, tu y crois ?", ou bien une échappatoire déterminée, du genre "tout ce que je sais, c'est qu'il faut mener campagne". De fait, les sondages, aujourd'hui, ne fournissent pas de réponse. La plupart des sondeurs ne publient ni de projections en nombre de sièges, ni même de sondages de second tour. Ce qui ne signifie pas qu'ils n'en font pas. Ils en font. Mais ne les publient pas. 

Trop de cas particuliers 

Comme les autres, la jeune société Cluster17 sonde son panel sur le second tour, mais "je ne suis pas très enthousiaste pour les publier" avoue Jean-Yves Dormagen, son fondateur.  Alors, si ce n'est pour publication, pourquoi poser la question aux sondés ? "Par curiosité, et par intérêt scientifique, quand nous connaîtrons le résultat." Cluster17 est ce sondeur aux méthodes novatrices, refusant notamment les sondés "récurrents" rétribués qui (après s'être fait taper sur les doigts par la commission des sondages) avait prédit dans le haut de la fourchette (18 %) le résultat de Jean-Luc Mélenchon, que certains de ses confrères estimaient à 16 % (pour mémoire, Mélenchon a obtenu 22 % des suffrages).

Pourquoi donc, ne pas publier des projections en sièges ? "Il y a trop de cas particuliers dans les circonscriptions !" répond Dormagen, qui évalue la proportion de ces circonscriptions "particulières" de 10 % à un quart du total. La présence parmi les candidats de nombreux dissidents, députés sortants, élus locaux (aussi bien à droite qu'à gauche, d'ailleurs, selon l'estimation de Mathieu Gallard, d'IPSOS), rend difficile d'appliquer un modèle "pur et dur". Difficulté supplémentaire : l'imprévisible nombre de seconds tours "triangulaires", ou "quadrangulaires", c'est à dire opposant trois ou quatre candidats au lieu de deux. Pour mémoire, peut se maintenir au second tour tout candidat ayant obtenu 12,5 % des suffrages des électeurs inscrits. Et plus le taux de participation sera élevé, plus sera élevé le nombre de triangulaires.

Régression nationale, progression locale 

Cela dit, Cluster17 contourne la difficulté en posant et en publiant des questions sur les "préférences" de vote des sondés, ou sur l'intérêt manifesté pour le scrutin, ventilées par familles de pensée (les fameux "clusters"). Verdict ? "Pas d'état de grâce, pas d'effet de souffle de la présidentielle, pas de dynamique pour Macron". Autant d'éléments qui rendent décidément le résultat imprévisible, d'autant, ajoute Dormagen, qu'il s'agit d'une "élection de ratification, la première depuis 20 ans" (puisque Macron a été réélu), alors que toutes les précédentes législatives, depuis 2002, étaient des élections d'alternance.

Les projections en sièges, "c'est tout de même l'information la plus importante !" réplique Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Harris Interactive. Les sondeurs qui, comme lui, se risquent à ces périlleuses projections, en tirent des résultats parfois étranges. Ainsi, selon Harris Interactive, si le score Nupes régresse depuis un mois, passant de 33 % à 28 %, en revanche ses projections en sièges... augmentent, pour atteindre 140 sièges (hypothèse moyenne) ! Comparez les deux tableaux ci-dessous.

Explication ? "Je ne vois qu'une solution, c'est qu'ils ont changé leur modèle en cours de route", suppose un concurrent de Harris Interactive. Démenti de Jean-Daniel Lévy : "On peut avoir une régression Nupes au niveau national, et une progression dans les circonscriptions où ils sont en force"Chercheur, spécialiste des mobilisations, animateur du site Mobilisations.org, Alessio Motta se montre moins charitable : "Au fur et à mesure que le jour du scrutin se rapproche, ils augmentent la projection en sièges de la Nupes, pour ne pas être trop ridicules le 12 juin au soir", croit-il

Proche des Insoumis, Motta élabore lui aussi ses propres projections en sièges. Il a élaboré son algorithme en se fondant, pour le premier tour, sur  les données électorales des élections présidentielles et législatives de 2017, ainsi que sur les présidentielles de 2022... et pour le second tour  sur cette même présidentielle 2022, et sur les actuels sondages non publiés – mais dont il a pu prendre connaissance ("il y a des personnes qui sont venues vers moi"). Bilan : "Les triangulaires vont être assez rares". Il en pronostique moins de quarante sous 50 % de participation, pouvant monter à la centaine si la participation grimpe à 55 %,  ce qui serait un bond (elle était de 48 % en 2017). Dans ses projections à lui, depuis un mois, la Nupes ne cesse de progresser en nombre de sièges, et frôle les 250 élus (hypothèse moyenne). Mais n'obtient pas la majorité.

1er Juin. Droit de réponse de Alessio Motta.

 Même si cet article n’est pas hostile, il déforme certains de mes propos, que je souhaite remettre dans leur contexte. J’ai eu avec Daniel Schneidermann une discussion de près d’une heure portant essentiellement sur des aspects techniques relativement pointus et des observations plus générales mais objectives. C’est par exemple moi qui ai fait remarquer et ai expliqué le paradoxe de la baisse de la Nupes dans les sondages et de sa hausse parallèle dans les projections en sièges faites par les instituts. Mais mon nom n’a pas été mentionné à cet endroit de l’article. 

Pendant cette discussion, j’ai passé l’essentiel du temps à dire que je ne souhaitais pas prendre position sur les raisons qui conduisaient les instituts de sondage à publier des choses parfois illogiques, parce que ces choses pouvaient résulter de causes très diverses : spécificités de leur échantillon, erreur de travail corrigées progressivement, manipulations volontaires dans certains cas (je pense surtout à opinionway), raisons aléatoires tenant à l’extrême complexité de l’objet traité. Le seul morceau de phrase sur cette question qui a été retenu laisse penser que je privilégie la thèse de la manipulation, ce qui n’est pas le cas et ne reflète pas notre conversation. Même si ce n’est pas l’intention de l’article, enchainer cette citation hors contexte avec une présentation me réduisant à un proche des insoumis laisse penser que mon travail de projection pourrait être essentiellement militant, ce qui ne reflète pas non plus la réalité. Il est vrai que (au même titre que tous les responsables d’instituts) j’ai des opinions politiques, et je les ai toujours assumées publiquement. Je sais combien cela expose mon travail à la critique. Mais l’analyse de données en sciences sociales fait partie de mon métier. Je l’enseigne depuis des années et ai créé des outils d’analyse factorielle destinés aux chercheurs et étudiants. Et depuis le 10 avril, je travaille jour et nuit, à côté de mes autres recherches, pour construire progressivement un algorithme, une matrice, puis un relevé des spécificités locales des circonscriptions les plus objectifs et justes possibles. 

Contrairement à la totalité des instituts qui travaillent dans une boîte noire, ma méthode est publique et je publie plusieurs fois par semaine l’ensemble des projections par circonscriptions, qui permettent aux lecteurs de vérifier que mes redressements correspondent bien aux données des sondages intégrés dans la machine, mais aussi de repérer mes erreurs, me les signaler et me permettre d’améliorer chaque jour la précision des projections. Dernière remarque, il est faux de dire que dans mes projections, « la Nupes ne cesse de progresser en nombre de sièges ». Il suffit de vérifier mon site pour constater que ce n’est pas le cas et que mes projections varient surtout au gré des hypothèses que m’amènent les différents sondages. Mille mercis à Daniel Schneidermann d’avoir eu l’honnêteté de m’accorder ce droit de réponse. Alessio Motta.

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