La reconstruction de la presse à la Libération

Justin Lecarpentier - - Silences & censures - Médias traditionnels - Déontologie - Financement des medias - Flashback - 12 commentaires

Épisode 1/2 : L'espoir éphémère d'une presse libre

Fin août 1944, la Libération s'accompagne d'une profonde mutation pour la presse écrite : la presse collaborationniste a disparu et ses biens mis sous séquestre, remplacée par la presse clandestine qui paraît au grand jour grâce aux infrastructures saisies. Ce renouveau s'accompagne d'une profonde réflexion sur l'organisation de la profession, sa déontologie et la manière d'assurer l'indépendance de l'information de sa soumission aux "puissances d'argent". Un vœu pieux face aux conditions financières précaires de l'après-guerre. Premier épisode d'une série de deux.

La fin de l'été 1944 fut une période de rupture et de renouveau profond pour la presse française dans le sillage de la Libération du pays. Exit les titres collaborationnistes dont les biens sont saisis, le personnel et les "plumes" arrêtés et soumis aux comités d'épuration. En remplacement, émerge une nouvelle presse, issue des journaux clandestins des mouvements de Résistance, accompagnée des titres mis en sommeil pendant l'Occupation. Cette transition a été organisée en amont par le gouvernement provisoire de la République en 1944 via des ordonnances qui vont profondément réformer la profession en garantissant le pluralisme, la liberté d'expression et surtout en limitant la concentration des titres de presse afin de garantir leur indépendance.

Les titres de presse à la Libération

Comme nous l'avions raconté dans une précédente chronique consacrée au 6 juin 1944 dans la presse française, celle-ci est alors divisée entre la presse collaborationniste et une presse résistante clandestine. Composée de 350 titres nationaux et locaux autorisés et soutenus financièrement et matériellement par les Allemands, la presse collaborationniste comporte en majorité des titres présents avant-guerre à l'exception de quelques journaux mis en sommeil comme le Figaro en 1942 et la presse d'opinion de gauche, comme le Populaire ou l'Humanité, interdite et passée dans la clandestinité, ainsi que quelques dizaines de titres nouveaux centrés sur la propagande nazie et vichyste comme Au Pilori ou le Cri du Peuple. De son côté, la presse clandestine qui comporte plus de 1 200 journaux structurant les différents mouvements et réseaux de la Résistance qui parviennent, malgré des conditions matérielles précaires, à maintenir un fort tirage pour contrer la propagande allemande.

Le débarquement allié en Normandie lance la libération de la France métropolitaine et le début de la mutation de la presse française. Les bombardements et les combats stoppent la publication des journaux locaux comme la PresseQuotidienne Caennaise, interrompue dès le 6 juin 1944 ou les éditions locales del'Ouest-Eclair (ancêtre de Ouest-France) dont l'ultime numéro paraît à Rennes le 1er août 1944, quelques jours avant la libération de la ville par les Américains. Sitôt ces villes libérées, les rédactions et imprimeries sont mises sous séquestre et réaffectées aux Résistants rédacteurs de journaux clandestins - c'est le cas pour le premier journal à paraître sur le territoire libéré, la Renaissance du Bessin, publié sous l'impulsion du résistant Guillaume Mercader le 23 juin 1944, imprimé dans les locaux de feu le Journal de Bayeux. Elles sont aussi confiées au personnel des journaux saisis non impliqués dans la ligne éditoriale de ce dernier pendant l'Occupation, c'est le cas pour le premier quotidien à reparaître le 3 juillet 1944 : la Presse Cherbourgeoise. Confié au journaliste et rédacteur Daniel Yon, le journal est le successeur de Cherbourg-Eclair, qui fut le relais de la propagande allemande.

Le mouvement s'accélère après la libération de Paris à la fin août 1944. Dès le 21 août, des journaux clandestins comme l'Humanité sortent de l'ombre et paraissent au grand jour dans un Paris en pleine insurrection.

Un article de la France Nouvelle du 15 septembre 1944 transcrit les propos du rédacteur politique de l'AFP : "La presse quotidienne est représentée par les journaux qui furent interdits ou se sabordèrent au moment de l'Armistice, et par la jeune presse qui grandit et se fortifia dans la clandestinité. Les nuances politiques des uns et des autres permettent de constater que nous jouissons à nouveau, à Paris, d'une presse libre tout entière animée d'un patriotisme ardent. Les anciens journaux vendus à l'ennemi sont morts. La presse libre de Paris occupa, en accord avec le gouvernement, les bureaux et ateliers des journaux disparus".

L'article se poursuit sur les hebdomadaires : "La nouvelle presse hebdomadaire est représentée par «Carrefour», dont François Mauriac et Georges Duhamel sont les principaux collaborateurs ; «Le Canard Enchaîné» a reparu ayant à sa tête Pierre Bénard ; «L'Homme Libre» est l'organe des prisonniers et déportés. Un nouvel hebdomadaire «Gavroche» est annoncé, ainsi que la résurrection de «l'Os à Moelle» de Pierre Dac". Et conclut "L'épuration a joué rigoureusement ; les ordonnances sur la presse furent appliquées".

Les ordonnances de 1944 liquident la presse "pourrie"

Le sort de la presse et la nécessité de profondément réformer la profession et en particulier sa gouvernance sont le fruit d'un long processus de réflexion engagé bien avant la Libération. Au-delà de sa compromission avec Vichy et l'Occupant dès l'été 1940, les Résistants et les représentants de la France Libre ont aussi de nombreux griefs envers l'attitude de la presse dans les années 1930 qui, sous la dépendance majoritaire de nombreux trusts et milieux financiers, a mené des campagnes hostiles au Front Populaire alliant diffamations, haine, racisme et antisémitisme.

Dès 1942, la Résistance fonde à Lyon un Comité National des Journalistes (CNJ), suivi en juillet 1943 par la Commission de la Presse, présidée par Alexandre Parodi, un organe d'étude sous l'égide du Conseil National de la Résistance (CNR). En juillet 1943, les responsables des principaux journaux de la Résistance se regroupent, sous la direction d'Albert Bayet, en Fédération Nationale de la Presse Clandestine (FNPC). Le CNJ, la Commission de la Presse et le FNPC entament des débats sur la manière d'organiser la transition et le renouveau de la presse à la Libération et pour l'après-guerre avec deux questions centrales : quelle place pour la presse clandestine et quel sort réserver aux titres de presse qui ont collaboré ? 

Les trois comités ont des positions divergentes comme le rapporte Christian Delporte dans son article sur la reconstruction de la presse à la Libération, publié en 2006 dans la revue les Chemins de la Mémoire : le CNJ propose de maintenir les titres collaborationnistes, une position largement minoritaire ; la Commission Parodi plaide pour une libre création des journaux et la Fédération de Bayet réclame la suppression et la confiscation des biens des journaux collaborationnistes et leur transfert à la presse résistante. La question est tranchée par le gouvernement provisoire à Alger par le biais de son Secrétaire général à l'Information, Pierre-Henri Teitgen via l'ordonnance du 22 juin 1944 "relative à la mise sous séquestre des entreprises de presse sur le territoire métropolitain au cours de sa libération". Celle-ci fait suspendre tous les titres de presse parus sous le contrôle de l'Occupant - exercé dès juin 1940 pour la zone Nord et deux semaines après l'invasion du 11 novembre 1942 pour la zone Sud. Elle sera complétée par l'ordonnance du 30 septembre 1944 qui confirme la dissolution des titres parus sous l'Occupation, effaçant ainsi près de 90% de la presse française quotidienne.

Quant aux journaux clandestins, ils obtiennent une autorisation automatique de paraître s'ils étaient diffusés avant le 1er janvier 1944. L'État garde la main pour autoriser ou non la parution de nouveaux titres de presse.

En dehors de l'épuration des journaux, l'épuration de la profession de journaliste est aussi organisée par les ordonnances de 1944 : celle du 30 septembre instaure une carte professionnelle comme l'indique un article de la Bourgogne Républicaine du 3 octobre 1944 : "Aucun journaliste professionnel ne pourra participer à la publication d'un journal ou périodique imprimés ou radiodiffusés ou à l'activité d'une agence d'informations sans être muni de cette carte d'identité dont la délivrance sera subordonnée à son attitude dès le 16 juin 1940". L'épuration est confiée à un comité provisoire, puis, suite à l'ordonnance du 2 mars 1945, à la Commission de la Carte d'Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP), fondée en 1936, lui attribuant le rôle de commission d'épuration, un statut maintenu jusqu'en juin 1946.

Les différentes ordonnances de 1944 ne se contentent pas de gérer le sort des titres de presse à la Libération, mais entendent aussi totalement réformer le système médiatique français qui a failli avant et pendant la guerre, avec deux axes forts : la liberté d'expression et la garantie du pluralisme de la presse.

Une refonte globale de la profession 

Ainsi, la première ordonnance prise par le Gouvernement Provisoire le 6 mai 1944, réaffirme la liberté de la presse, abolit la censure - une mesure théorique, la poursuite de la guerre impose le maintien d'un contrôle de la presse - et la restauration de la loi sur la liberté de la presse de 1881 qui reste encore aujourd'hui le socle du droit de la presse en France. Elle est suivie par l'ordonnance du 22 juin 1944, déjà citée, qui suspend les journaux collaborationnistes et saisit temporairement leurs biens au profit de la presse clandestine dite "patriote". Et surtout par celle du 26 août 1944qui fixe la réorganisation économique, financière et morale de la presse écrite. 

Ainsi, elle oblige la publicité de l'identité du propriétaire du titre, l'interdiction des prête-noms, impose que l'actionnaire majoritaire d'un titre est de fait considéré comme son directeur de publication, son PDG ou son gérant selon l'organisation du titre. La suite de l'ordonnance empêche la formation de trust et d'empire financier et médiatique dans son article 9 : "Dans le cas d'un hebdomadaire dont le nombre d'exemplaires tirés excède 50 000 ou d'un quotidien dont le nombre d'exemplaires tirés excède 10 000, nul ne peut exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices. La même personne ne peut être directeur ou directeur délégué de plus d'un quotidien".

L'article 10 régit l'emploi de pseudonyme pour la signature des articles et impose la levée du secret professionnel auprès du directeur de publication : "En cas de poursuites contre l'auteur d'un article non signé ou signé d'un pseudonyme, il devra fournir la véritable identité de l'auteur". L'ordonnance définit strictement les revenus liés à la publicité, avec un tarif commun aux annonceurs et la distinction claire à faire avec l'information : "Tout article de publicité rédactionnelle doit être précédé de l'indication «publicité»". L'article 14 vise à interdire la corruption des titres de presse : "Le fait pour le propriétaire d'un journal, pour le directeur d'une publication ou l'un de ses collaborateurs de recevoir ou de se faire promettre une somme d'argent ou tout autre avantage aux fins de travestir en information de la publicité financière, est puni d'une peine de trois mois à deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 300 F à 120 000 F".

La presse libre face aux pénuries et à la censure

Les espoirs formulés d'une refonte en profondeur du journalisme sont en partie comblés par les ordonnances de 1944, issues d'un compromis entre les différentes mouvances de la Résistance - Gaullistes et Communistes. Cependant, elles mettent l'ensemble de la presse sous la tutelle provisoire de l'État qui contrôle les autorisations de publication des titres, mais fixe aussi le prix, le tirage et la pagination via le Comité des papiers de presse, un organisme mixte - comprenant des représentants de l'industrie papetière et des consommateurs - sous la tutelle du ministre de l'Information ; comité instauré par le décret du 18 mai 1936 afin d'assurer la fourniture des matières premières pour imprimer les journaux et d'établir une répartition entre les titres la moins inéquitable possible. Le Comité a poursuivi son activité pendant l'Occupation et n'a pas fait l'objet de mesure d'épuration à la Libération et est rapidement sous le feu des critiques des journaux qui le qualifient de "trust du papier". 

Critique  qui provient de la presse communiste qui s'estime lésée dans la répartition du papier, déterminant ses tirages , limitant ainsi la diffusion des titres les plus populaires comme l'Humanité ou la vie Ouvrière.

Le mois de janvier 1945 apparaît comme un point de rupture entre le gouvernement et la presse écrite : la pénurie de papier s'est aggravée - ou plutôt la pénurie de moyens de transport pour acheminer le papier depuis les stocks acquis au Canada, la priorité étant donnée au charbon - ce qui contraint le gouvernement à réduire de moitié la pagination de l'ensemble de la presse, réduite à une simple feuille recto-verso dès décembre 1944. Les protestations de la presse et de la Fédération Nationale de la Presse Française (FNPF) qui parle "d'un coup de force contre la presse" n'y changeront rien, mais attisent les reproches envers le Comité du Papier de Presse.

Une autre crise s'ouvre avec le maintien d'une censure liée à la poursuite de la guerre, une situation de contrôle jusqu'alors méconnue par la presse clandestine qui jouissait d'une liberté totale de ton. Ainsi, le 10 janvier 1945, le ministère de la Guerre, sans en avertir le ministère de l'Information, décide la suspension pour un mois de la parution de France-Soir, accusé d'avoir laissé paraître le journal malgré "le refus de visa de la Censure", refus lié au maintien des "blancs" des passages des articles censurés dans la version finale. La censure de France-Soir provoque de "très vives protestations dans la presse. Les journaux proclament que c'est la liberté d'opinion qui est en jeu", comme le rapporte France du 19 janvier 1945. Le zèle de la censure sur les blancs est dénoncé par le même article : "Il est interdit en principe de laisser figurer des blancs dans un journal, ces blancs dont pourtant Chateaubriand, sous la Restauration, avait demandé le maintien pour des raisons d'honnêteté intellectuelle, ces blancs qui, d'ailleurs, étaient parfaitement admis par la censure au cours de la première guerre mondiale". Le tollé est tel que la suspension est rapidement abandonnée et dès le 12 janvier 1945, France-Soir reparait et publie un communiqué saluant la mobilisation solidaire de la profession à son égard.

À cette date, la presse renouvelée à la Libération a pris le relais de la presse collaborationniste, mais les ordonnances de 1944 n'ont pas encore terminé d'assurer son indépendance et son pluralisme. La profession attend la prochaine étape, la création d'un véritable statut de la presse qui assurerait le développement économique de la presse patriote d'opinion issue de la Résistance, la tutelle de l'Etat retardant  son développement économique d'autant que les anciens propriétaires restent à l'affût d'un affaiblissement de l'épuration pour réintégrer la presse écrite... Comme nous le verrons au prochain épisode.  

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