Ukraine : Airbnb, votre nouvelle ONG préférée

Thibault Prévost - - Clic gauche - 16 commentaires

L'invasion russe en Ukraine et le déplacement de millions de réfugiés a mis la "civic tech" en branle-bas de combat, et Airbnb tente de s'imposer comme un acteur humanitaire. Comme un air terrible de déjà-vu.

Sur la page web du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), le chiffre augmente, implacable : 3 626 546 à l'heure d'écrire ces lignes. Trois millions et demi d'Ukrainiens ont fui les bombes de Poutine, traînant le cortège de traumatismes de trois semaines de conflit. Pour le moment, la majorité des déplacés attend, en Pologne, en Moldavie, en Hongrie ou en Slovaquie. Mais cette fois-ci, l'Union européenne se découvre une capacité inédite à déployer des mécanismes dits de "solidarité" pour répartir les déplacés ukrainiens au sein de ses États-membres. Dès le 2 mars, le statut européen de protection temporaire a été déclenché "en un temps record", se félicite l'UE. Une première depuis sa création... en 2001.

Depuis le début du conflit, plus de 26 000 personnes sont arrivées en France, révèle ainsi L'Obs le 22 mars. 15  000 d'entre elles ont déjà obtenu une autorisation provisoire de séjour, et Macron affirme que la France pourra en accueillir pas moins de 100 000. Le tout sans le bruissement des habituels garde-chiourmes d'une Europe barbelée, bien heureux d'ouvrir le portail à des réfugiés qui peuvent montrer patte blanche, cheveux blonds et yeux bleus. Tant mieux pour ces déplacés-là, Gérald Darmanin les a à la bonne. Il n'y a pas que les chefs d’États et les ministres de l'Intérieur : partout en Europe, les initiatives d'aide aux réfugiés foisonnent, et la société civile se mobilise. Une véritable explosion de générosité, aussi exemplaire qu'inattendue vu l'ambiance des deux dernières décennies entre Européens et demandeurs d'asile.

Parmi ce fatras de sites, d'applications et de services de dons, on retrouve les acteurs habituels de l'accueil (gouvernements, un peu, réseau d'assos et ONG, surtout), mais pas que. Non, cette fois-ci, la civic tech autoproclamée a décidé de mettre ses doigts (et ses algorithmes) dans le mécanisme, pourtant complexe, de l'accueil des réfugiés. Si vous suivez la tech, ou plus généralement la situation en Ukraine, vous avez au moins entendu parler de deux projets : celui d'Airbnb, et Ukraine Take Shelter. Le premier, évidemment, est la personnification de l'hôtellerie disruptée depuis presque quinze ans. Le second est un "Airbnb des réfugiés" (quelle imagination), créé le 3 mars, qui explose médiatiquement depuis quinze jours. Un mélange irrésistible de bonnes intentions philanthropiques et d'innovation technologique qui mérite pourtant d'être nuancé. Oui, comme avec "l'application anti- abstention" Elyze, cette chronique sera rabat-joie.

D'abord, il y a Airbnb, omniprésent médiatiquement depuis le début de la guerre. Le 8 mars, la plateforme d'hébergement de particuliers annonce un partenariat avec l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). L'objectif : héberger gratuitement 100 000 Ukrainiens"à court terme", en Pologne, Moldavie, Roumanie, Hongrie et Slovaquie. L'opération sera financée par Airbnb.org, l'ONG d'Airbnb dédiée à l'hébergement d'urgence créée en  janvier 2021 et dotée depuis juin d'un fonds de soutien, le Refugee Fund, de 25 millions de dollars. Une semaine plus tard, Airbnb partage un premier bilan : ses fondateurs ont rajouté dix millions de dollars au fonds, 69 000 donateurs ont donné 6,3 millions de dollars supplémentaires, et plus de 16 700 personnes se sont inscrites sur la version ONG du site pour proposer leurs maisons "gratuitement ou à tarif réduit". Plus tôt, Airbnb (la version lucrative) précise qu'entre le 18 février et la 14 mars, "22 300 nouveaux hôtes" se sont inscrits sur son site. C'est pratique, une crise humanitaire, pour gagner des utilisateurs.

Pour achever de nous rassurer sur sa légitimité en tant qu'organisme humanitaire international, la plateforme nous rappelle son expérience dans le secteur de la politique d'accueil des exilés, que vous ignorez peut-être : "Ces cinq dernières années, Airbnb et Airbnb.org ont connecté plus de 54 000 réfugiés et demandeurs d'asile – venus de Syrie, du Venezuela et d'Afghanistan – à des hébergements temporaires". À l'été 2021, Airbnb s'est même occupé des réfugiés climatiques de Belgique, d'Allemagne et des Pays-Bas (littéralement) submergés par des crues. Comme un avant-goût du monde qui vient. Et il y a mieux : au début de la guerre, des utilisateurs du site ont eu l'idée de réserver des logements en Ukraine (sans y aller, évidemment) pour soutenir financièrement les victimes de la guerre. On appelle ça le "pay, not stay". Vous pouvez donc utiliser Airbnb pour transférer des fonds à des exilés, et accueillir chez vous ces mêmes exilés, toujours via Airbnb. Belong anywhere. Soyez chez vous, partout.

[...] on pourra trouver particulièrement savoureux que la solution d'accueil miraculeuse nous soit proposée par l'entreprise partiellement responsable d'une crise du logement inédite dans les grandes métropoles mondiales."

Tout ça est super. Non, vraiment, difficile de critiquer l'intention, qui va sans aucun doute motiver des tonnes de dons. Mais quelques trucs me chiffonnent. Déjà parce qu'on ne sait pas vraiment si le système fonctionne (le 5 mars, Politico affirmait qu'au-delà des effets d'annonce chiffrés, Airbnb se trouve dans une galère logistique monstre). Parce que, malgré les titres de presse, ce n'est pas Airbnb qui met des logements à disposition ou assure l'accueil des exilés, ce sont des individus volontaires, pas formés pour un sou, qui n'ont aucune idée de ce qui les attend. Parce que louer des maisons pour les vacances pour du profit et accueillir des réfugiés, ça ne demande pas le même niveau de vérification et de suivi. Parce qu'il ne suffit pas de coller un ".org" à sa multinationale pour transformer un modèle économique de capitalisme de plateforme en ONG internationale. Et parce que si nous (l'UE) en sommes réduits à abandonner nos politiques d'accueil des exilés à Airbnb, c'est que quelque chose cloche sérieusement dans la gouvernance européenne. En bonus, on pourra trouver particulièrement savoureux que la solution d'accueil miraculeuse nous soit proposée par l'entreprise partiellement responsable d'une crise du logement inédite dans les grandes métropoles mondiales.

Il y a aussi un léger souci avec le système (improvisé) de dons via des réservations fantômes : en se tournant vers Airbnb, on choisit plus ou moins consciemment quels Ukrainiens aider – ceux qui parlent et écrivent anglais (environ deux tiers de la population interrogée en 2020), et disposent d'un accès à Internet (deux tiers en 2019). Les riches, urbains et éduqués. Ce qui exclut la frange la plus vulnérable de la population, paradoxalement celle... qui a le plus besoin d'aide internationale, (en théorie) répartie de manière indiscriminée. Il faut enfin s'arrêter une seconde sur le processus, sur ce mélange des genres entre philanthropie et logique marchande : sur quels critères les donateurs choisissent-ils à quel "profil" donner, si ce n'est l'attrait subjectif de leur maison (quand ce sont des individus et pas des entreprises de gestion de propriétés) ? On imagine facilement un Européen occidental scroller le catalogue des locations à Kiev ou Marioupol, évaluant par réflexe de client les avantages et inconvénients de chaque logement – douche à l'italienne contre rooftop en centre-ville –, oubliant brièvement qu'il ne le visitera jamais et qu'il regarde peut-être l'image rémanente d'un tas de cadavres et de gravats. Rabat-joie, je vous l'avais dit. Attendez la suite.

Dans l'esprit d'Airbnb et de Schiffmann et Burstein, chacun choisit son Autre, chacun sur sa plateforme adaptée. Dans les deux cas, des interfaces marchandes ou inspirées par elles déclenchent des réflexes d'utilisateur/consommateur. 

Ils s'appellent Avi Schiffmann et Marco Burstein, ils ont 18 et 19 ans, ils étudient à Harvard. Le 3 mars dernier (la légende médiatique raconte déjà trois jours et trois nuits à coder sans dormir), ils ont lancé Ukraine Take Shelter, un site de mise en relation entre réfugiés ukrainiens et européens désireux d'accueillir. Traduit en une vingtaine de langues, le site, pensé pour être fonctionnel plutôt qu'esthétique, permet de sélectionner sa ville de destination, le nombre de gens à accueillir, la durée du séjour, la langue parlée et une dizaine d'autres paramètres (accueil des animaux, des enfants, assistance médicale et légale, etc...). Une liste de propositions s'affiche, ainsi qu'un numéro Whatsapp ou un email, pour communiquer gratuitement. L'histoire est irrésistible, et les rédactions l'exploitent : nouvelle itération des p'tits-geeks-qui-vont-sauver-le-monde, version action humanitaire internationale. En quinze jours, le site collecte 20 000 logements et atteint un million d'utilisateurs, générant encore plus d'attention médiatique... et de critiques.

Et pourtant, il y a à redire. Parce que sur Ukraine Take Shelter, tout le monde peut s'inscrire, comme ça, en quelques minutes. Vraiment tout le monde. Sans vérification. Sauf que, lorsque 90% des réfugiés d'Ukraine sont des femmes et des enfants, la question du trafic d'êtres humains devient centrale, comme le résume le Washington Post le 17 mars. Alors, pendant que la mairie de Berlin avertit les réfugiés arrivant à sa gare ferroviaire de ne pas accepter l'hébergement d'inconnus, que l'OSCE émet des recommandations auprès des États et que l'UNHCR déploie des coordinateurs dédiés dans les pays limitrophes de l'Ukraine, sur Twitter, des professionnels de la migration exhortent Avi Schiffmann à sécuriser son site, notamment en vérifiant l'identité des hébergeurs. Le 20 mars, le site ferme temporairement les nouveaux listings ; le 21 mars, Schiffmann annonce le déploiement de nombreux systèmes de vérification d'identité des hôtes, et assure travailler de concert avec plusieurs gouvernements et associations sur le terrain. C'est déjà ça, mais d'autres soucis demeurent.

Je sais ce qu'on va me répondre : "C'est mieux que rien." Peut-être, mais pas nécessairement. S'il y a bien un domaine dans lequel les bonnes volontés font parfois souvent plus de mal que de bien, c'est bien l'initiative "humanitaire" individuelle venue des startuppeurs occidentaux, demandez aux principaux bénéficiaires. Il ne s'agit pas de condamner moralement l'indéniable (bonne) volonté de ces deux étudiants, mais d'observer d'un  œil critique la manifestation technique de cette volonté, et ce que son succès médiatique et populaire dit de notre pathos collectif. Dans sa forme, Ukraine Take Shelter s'inspire donc d'Airbnb, mais pas que. Son interface paramétrable, qui permet à l'utilisateur de faire une recherche sur-mesure (langue parlée par l'hôte, logement accueillant animaux et/ou enfants, etc), rappelle aussi le site de petites annonces Craigslist, sorte de Leboncoin étasunien. Et comme sur Craigslist, on trouve de tout sur Ukraine Take Shelter... y compris du spam.

Ukraine Take Shelter est le produit d'une réflexion [...] représentative d'une techno-élite occidentale persuadée de pouvoir résoudre son modèle réduit du monde en trois nuits de programmation.

Selon Schiffmann, interrogé par CNN, ces options permettent de "redonner le pouvoir aux réfugiés en leur permettant de reprendre l'initiative". Concrètement, leur redonner de la dignité en leur offrant l'illusion d'une solution sur-mesure, selon leurs critères individuels. Pourquoi pas. Mais difficile de ne pas relever l'étrange jeu de miroirs qui se met en place entre d'un côté, des Européens qui choisissent subjectivement leur réfugié à aider via Airbnb, tandis que ces mêmes réfugiés parcourent une liste d'Occidentaux prêts à les héberger, conforme à leurs critères, sur Ukraine Take Shelter. Dans l'esprit d'Airbnb et de Schiffmann et Burstein, chacun choisit son Autre, chacun sur sa plateforme adaptée. Dans les deux cas, des interfaces marchandes ou inspirées par elles déclenchent des réflexes d'utilisateur/consommateur. Offre, demande. Et, parfois, de l'arnaque. Ne manque, au fond, qu'un bon vieux système de notation client pour parachever le tout.

Et puis, pour finir, il y a le fond idéologique de la chose. Il y a cette légère gêne à voir des médias généralistes célébrer, pour la simple raison qu'elle est nouvelle, une plateforme d'intermédiation technique incomplète dessinée en trois jours par deux ados de Harvard qui, de leur propre aveu sur El Pais, ne connaissaient "presque rien" de l'Ukraine et n'arrivent pas à "comprendre pourquoi la seule solution [à l'accueil des exilés] devrait être de remplir de la paperasse" (tout est dit). Ukraine Take Shelter est le produit d'une réflexion non seulement techno-solutionniste – des gens ont un toit, d'autres en veulent, faisons une appli pour les mettre en relation, ensuite tout ira bien – mais réductionniste – l'accueil de réfugiés de guerre se résume à leur trouver un toit sur la tête, ensuite tout ira bien–, malheureusement représentative d'une techno-élite occidentale persuadée de pouvoir résoudre son modèle réduit du monde en trois nuits de programmation. Difficile de ne pas voir le vide béant en plein milieu de cette idée : l'absence d'intermédiaires humains, psychologues, travailleurs sociaux, assistants juridiques, qui font l'accueil et l'intégration de réfugiés. L'intermédiaire technique c'est bien, le financement public et la formation du personnel de terrain, c'est autrement mieux.

Une simple recherche aurait peut-être permis aux deux inventeurs de réaliser que d'autres les précèdent dans l'éphémère. La crise des réfugiés syriens en Europe, entre 2015 et 2016, a généré une même vague de mobilisation de la civic tech, une même réponse médiatique enthousiaste.... et une quantité de "détritus numériques" – start-ups d'accueil éphémères, sites non maintenus, programmes d'aide "fantômes", colloques qui ne mènent nulle part, projets de financement participatif jamais atteints, etc– qui viennent aujourd'hui pourrir le paysage numérique du secteur humanitaire, selon le Migration Policy Institute. Même son de cloche dans un rapport de janvier 2022 publié par le Centre européen de gestion de politiques de développement, qui conclut à la nécessité d' "élargir et promouvoir les investissements dans des solutions techniques économiques et à l'efficacité prouvée". La crise actuelle propose exactement l'inverse : une fragmentation de "l'offre" humanitaire en une myriade de nouvelles plateformes, listées par TechCrunch, dont Ukraine Take Shelter n'est que la tête de gondole médiatique. Encore une fois. Jusqu'à la prochaine crise, ici ou ailleurs. La nouvelle opportunité.

Alors pourquoi cette amnésie médiatique ? Que dit cette célébration quasi-unanime d'initiatives isolées et hors-sol, qui fragmentent les efforts humanitaires au lieu de contribuer à les coordonner? Peut-être raconte-t-elle, en creux, la perte de confiance des gens envers les gouvernements et ONG au profit du secteur privé, malgré l'incapacité proverbiale du modèle start-up à pérenniser ses idées plus de quelques mois. A moins qu'elle ne dise l'invasion néolibérale des logiques entrepreneuriales et marchandes dans tous les secteurs de la vie sociale, dans tous les discours, jusqu'à celui de la philanthropie. Voire, enfin, la puissance intacte du mythe individualiste de l'innovateur/ entrepreneur qui, seul, dans son garage ou sa chambre d'étudiant (selon les déclinaisons), disrupte un pan entier de la société. Mais reste-t-il seulement une place pour ces réflexions, à l'heure où Marioupol se transforme en charnier ? Un mois de guerre. 24 mars, 21h20 – 3 674 952 déplacés.

D'autres façons d'aider

Si vous souhaitez contribuer à l'effort d'accueil des réfugiés autrement qu'en utilisant la dernière appli à la mode, il y a toujours :
MSF, l'UNHCR, l'OIM ou encore l'Unicef pour des dons ; 
- La plateforme gouvernementale JeVeuxAider pour du bénévolat ; 
- Le site gouvernemental Réfugiés.info pour connaître les différentes manières d'aider.

T.P.


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