Printemps kanak

Thibault Prévost - - Clic gauche - 47 commentaires

La censure de TikTok en Nouvelle-Calédonie, sans justification ni texte de loi pour le permettre, est un événement antidémocratique extraordinaire. Une dinguerie à la hauteur d'une démocratie qui ne supporte plus la contestation et ne sait plus gouverner autrement que par l'interdiction.

Treize jours sans TikTok. Voilà la surréaliste parenthèse informationnelle que vient d'éprouver une partie de la jeunesse révoltée de Kanaky (Nouvelle-Calédonie), en lutte contre une réforme du corps électoral qui risque de "minoriser" le peuple autochtone kanak (qui ne constitue déjà que 41% de la population) et lui faire perdre encore un peu plus de capacité d'autodétermination. Une décision politique d'une gravité sidérante, dont les enjeux dépassent de loin la lutte décoloniale kanak. Et une dinguerie digne des meilleures années du ministère de l'Information, particulièrement inquiétante en plein chantier de fusion (et donc de siloïsation) de l'audiovisuel public.

Rembobinons. Le 15 mai, alors que le territoire ultramarin connaissait le pire épisode d'insurrections depuis les événements de 1985, Gabriel Attal annonçait, entre le déploiement de l'état d'urgence et de l'armée, la coupure du réseau social chinois sur l'île, sans sommation ni concertation avec l'entreprise. Une première française, européenne... mais pas mondiale, non : d'autres démocraties exemplaires comme l'Afghanistan, la Somalie et l'Inde l'avaient déjà testée. Cocorico, et surprise générale. Comment, et pourquoi ? Le "comment" s'explique facilement au niveau technique : le territoire ne dispose que d'un seul opérateur mobile, Mobilis, géré par l'Office des postes et télécommunications de Nouvelle-Calédonie, ce qui facilite la mise en place d'un blocage DNS - une technique qui empêche l'application mobile TikTok de dialoguer avec ses serveurs. Une option presque trop basique, qui se contourne facilement en utilisant un VPN ou en changeant ses paramètres DNS, ce que la jeunesse kanak s'empresse de faire. Autre incongruité, on apprendra quelques jours plus tard viaNext que le gouvernement s'est "posé la question" de rétrograder le réseau mobile local"de la 5G à la 2G pour l'intégralité des réseaux sociaux", ce qui aurait effectivement rendu l'utilisation de TikTok impossible (bien qu'on ne sache pas si une telle censure, limitée à certains sites ou applis, soit réellement possible). L'État a donc opté pour un mécanisme de censure contournable, en parfaite connaissance de cause.

Au niveau légal, c'est encore plus tortueux. L'État profite d'abord du statut spécial de la Nouvelle-Calédonie, qui n'est pas concernée par les directives européennes, et s'évite ainsi de faire jurisprudence sur le continent. Il invoque ensuite une disposition de l'état d'urgence, votée après les attentats de 2015, qui permet au Premier ministre "d'interrompre un service de communication au public en ligne". Si Gabriel Attal ne donne aucune raison pour justifier cette interdiction lors de son annonce, le cabinet de Gérald Darmanin affirme dès le lendemain à Numerama que "l'application est utilisée en tant que support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimenté par des pays étrangers, et relayé par les émeutiers." Au premier rang de ces puissances étrangères maléfiques, l'Azerbaïdjan, dont les opérations de déstabilisation ont déjà été repérées en 2023 par Viginum, et qui tente effectivement de mettre de l'huile sur le feu depuis le début de la révolte kanak. 

Sauf que ce beau raisonnement va se prendre le mur du réel. Le 21 mai, sommé d'expliquer sa décision par le Conseil d'État après quatre référés-liberté déposés par des associations de défenses des libertés, le gouvernement change totalement de version (un revirement méticuleusement disséqué par Amaelle Guiton chez Libé). Exit l'état d'urgence, qui ne permet au Premier ministre de couper un canal de communication qu'en cas d'apologie d'actes de terrorisme ou de provocation à les commettre - ce qui aurait valu aux émeutiers kanak d'être considérés comme des terroristes potentiels par les autorités. Place à la théorie jurisprudentielle des "circonstances exceptionnelles", déterrée de 1918, qui permet à l'administration de s'affranchir du droit existant - en gros, la raison d'État justifie les moyens, qui seront légalisés a posteriori par le juge administratif. Une sorte de carte joker pour Matignon, qui peut sortir à peu près autant d'états d'exception qu'il souhaite, à la seule justification qu'elles répondent à... des circonstances d'exception. Puissance tautologique. Cette combinaison inédite de deux dispositifs dérogatoires, état d'urgence et circonstances exceptionnelles, crée une sorte de régime spécial au carré, qui court-circuite la justice administrative. Une douce odeur de carotte s'installe.

Exit aussi la piste de l'ingérence étrangère, démontée entre temps par le Monde et un rapport de Viginum - des opérations de déstabilisation azéries ont bien eu lieu... mais seulement sur Twitter/X et Facebook. Deux plateformes qui, contrairement à TikTok, n'ont jamais été visées par un blocage. Il faut vite trouver une autre justification. Aurélie Bretonneau, représentante du gouvernement, explique alors que TikTok a été bloquécar l'application est "massivement employée par les fauteurs de troubles", et que son algorithme "facilite la diffusion des vidéos virales". Le Conseil d'État demande des preuves et Matignon fournit, le 22 mai, des captures d'écran, publiées sur X par le journaliste de l'Informé Marc Rees. Elles sont censées prouver que TikTok permet la diffusion de "vidéos violentes propres à susciter une excitation particulièrement vive".  Faites-vous votre idée.

Ce que je vois - et que les avocats des associations qui ont saisi le Conseil d'État voient -, ce sont des images d'émeutes, la plupart du temps accompagnées de descriptions factuelles. Des images qui, selon le directeur de TikTok France interrogé le 4 juin au Sénat, n'ont jamais été signalées à la plateforme Pharos, et qui ne contreviennent pas aux conditions générales d'utilisation de la plateforme. Des images qu'on retrouve sur X, Snapchat ou Instagram. Des images, rappelle enfin Marc Rees, qui sont également diffusées dans les JT d'information. Dans la logique kafkaïenne du gouvernement, montrer l'insurrection incite à l'insurrection. Faudrait-il, en ce cas, couper l'accès à tous les réseaux ? Faudrait-il censurer la TNT sur le territoire ? Faudrait-il interdire aux journalistes de télévision de couvrir les conflits sociaux ? 

Malgré des preuves inexistantes, une disproportion manifeste de la mesure (les émeutes se concentrent à Nouméa, mais c'est toute la Nouvelle-Calédonie qui se retrouve privée de TikTok) et un raisonnement de régime autoritaire pour la légitimer, le Conseil d'État va estimer que la mesure ne constitue pas une violation flagrante des droits de la population. Il va même justifier sa décision en invoquant le caractère temporaire de la censure et... sa facilité de contournement. Pour le Conseil d'État, il n'y avait donc pas urgence à désavouer le gouvernement, car c'était une petite censure de rien du tout. De son côté, révèle la Lettre, le gouvernement sera tellement incapable de justifier légalement sa mesure que Gabriel Attal négociera avec TikTok, en coulisses, pour que l'entreprise ne saisisse pas la justice.

Tout va bien, alors. Tout roule. Circulez.

Le gouvernement français a coupé l'accès à un réseau social sur un territoire en voie de décolonisation, sans preuve d'ingérence étrangère, sans preuve d'incitations à l'émeute ou d'appels à la haine, sans preuve de comportements répréhensibles, sans concertation préalable avec l'entreprise, sans passer par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), et à rebours, comme le disait Damien Leloup dans un excellent éditorial du Monde, "de toutes les pratiques habituelles de la France et des autres pays européens".  Alors, on redemande : pourquoi ? "Pour des raisons propres au public de la plateforme", glissera la représentante du gouvernement entre deux justifications foireuses. Et là, on commence enfin à s'approcher de la véritable raison de cette mesure.

En censurant TikTok,  ce ne sont pas tant des actes délictueux ou des entités étrangères que l'État vise. C'est une population - jeune, autochtone, racisée, contestataire - et son discours politique - décolonial et indépendantiste - dont on sectionne le principal canal de diffusion. De jeunes Français·es sanctionné·es non pas pour avoir commis des violences ou incité à en commettre, mais pour les avoir documentées, partagées, données à voir. Pour avoir attiré l'attention sur leur combat. Pour avoir montré ce que l'État ne voulait pas qu'on voie. Pour avoir produit des images, un récit, une couverture. Pour avoir, en d'autres termes, informé. Bref, rien de nouveau depuis l'imprimerie de Gutenberg, comme l'expliquait Félix Tréguer dans l'indispensableL'Utopie déchue - une contre-histoire d'Internet, paru en 2019. Presse imprimée, radio, télévision, Internet, smartphone et désormais réseaux sociaux : à chaque nouvelle technique émancipatrice, la même panoplie répressive faite d'interdiction et de censure, avant l'inévitable intégration dans le champ de la surveillance d'Etat. La censure de TikTok s'inscrit dans une continuité historique de cinq siècles, où la censure n'est que l'outil de dernier recours des régimes glorieusement démocratiques pour maintenir d'urgence la version officielle des événements. 

Il ne s'agit pas de défendre l'existence des réseaux sociaux, ces espaces privés dont le profit repose sur la marchandisation des opinions, régis par des règles algorithmiques qui sont en train d'alvéoliser la réalité consensuelle. Il s'agit de défendre des pratiques démocratiques face à leur assaut par un pouvoir d'État toxique. Nous avons, collectivement et par la force des choses, investi ces espaces d'une double fonction d'information et d'organisation politique. TikTok, rappelle Olivier Ertzscheid, est un lieu où des fans de K-Pop se sont mobilisés contre un meeting de Trump. Un lieu où l'on dénonce le génocide des Ouïghours sous couvert de tutos make up, dans le régime de surveillance électronique le plus strict de la planète. C'est un réseau "démonstratif", affirme sur TV5 Monde la professeure en sciences de l'information et de la communication Marie-Joseph Bertini, qui s'articule avec d'autres outils, notamment les messageries chiffrées du dark social, plus "organisationnels". 

TikTok, comme Snapchat et Instagram, sont avant tout des dépôts d'images brutes. Ils ont montré Benalla, Nahel, Cédric. Ils ont montré les tué·es, les éborgné·es, les battues, les étouffées, dans des zones  - Outre-mer, banlieues, cortèges - que l'œil journalistique ne couvre pas. Soit car il ne sait pas les couvrir, soit parce que les forces de l'ordre l'y en empêchent. Ces vidéos, reprises, analysées et contextualisées par la presse, font désormais partie intégrante de la chaîne de production médiatique. Partout où un téléphone filme, un cône de lumière se braque sur la violence d'État, habituée à opérer dans les angles morts de la couverture médiatique et à contrôler le récit de ses exactions. Dans le temps, pendant les "Printemps arabes" de 2011, on parlait de citizen journalism, et on se disait que le combo smartphone-Twitter allait abattre les régimes autoritaires pour de bon. Spoiler alert : le régime en question, c'est le nôtre. Et le printemps kanak n'aura même pas le luxe du réseau social le plus utilisé par la jeunesse mondiale.

C'est à cette lumière-là, politique et sociale, qu'il faut comprendre l'obsession réac' de notre président pour tout ce qui touche de près ou de loin aux outils d'information et d'organisation de la jeunesse française. Quand Macron affirme sans trembler, en avril, que "la capacité à créer un ordre public démocratique numérique est une question de survie", c'est à son ordre - néolibéral, bourgeois, blanc - et à la survie de ses oligarques qu'il pense. Lorsqu'il affirme, dans le même discours, que la régulation d'Internet est "un combat culturel et civilisationnel", c'est un combat pour maintenir sa domination sur le récit des événements, pour dépolitiser les insurrections, pour stériliser les espaces de discussion politique. Pour poursuivre sur le Web cette entreprise de décorrélation des causes de leurs effets, constamment déployée par ses agents sur les plateaux des médias d'information traditionnels.

Car dans la France de Macron, l'origine des révoltes est toujours à chercher hors du champ politique. En Nouvelle-Calédonie, c'est la faute à TikTok et l'Azerbaïdjan. Dans les banlieues, c'est la faute à Snapchat, aux écrans, aux jeux vidéo, à la Russie. Les Gilets Jaunes, c'était la faute à Facebook et Telegram, et aussi un peu à la Russie. Ce n'est jamais la faute d'une réforme constitutionnelle, d'une réforme des retraites ou de l'assurance-chômage, d'une police toute-puissante, militarisée et dopée à une idéologie suprémaciste, ou d'une politique néolibérale qui démolit consciencieusement depuis trente ans les conditions matérielles d'existence de ses administré·es. Ce n'est jamais la faute d'une politique qui, sans aucun échappatoire pour nier le réel, ne sait plus gouverner que par l'interdiction, la censure, l'immobilisation, le genou entre les omoplates, quel que soit le sujet. Gilets Jaunes. Gaza. Banlieues. Kanaky. Interdiction des applis. Interdiction des casseroles. Interdiction des drapeaux. Interdiction des symboles. Interdiction des slogans. Interdiction de manifester. Interdiction de sortir dans la rue. Interdiction de se regrouper. Interdiction de dire. Interdiction de montrer. Compulsion à interdire, comme si l'interdiction avait un pouvoir incapacitant. Compulsion à maintenir l'ordre, celui d'une classe qui ne supporte plus d'entendre les cris de rage de celles et ceux qu'elle écrase. Compulsion à censurer, comme si l'effet Streisand n'existait pas. Comme si l'interdiction n'était pas le carburant des idées révolutionnaires.

Pendant treize jours, des citoyen·nes français·es pas comme les autres, disposant d'une liberté d'information, de mobilisation et de communication atrophiée, ont essayé de s'organiser politiquement dans un espace numérique dont la sacro-sainte neutralité a été profanée sans sourciller. Comme le dit le Monde avec sa prudence proverbiale dans un autre éditorial sur la question, il s'agit là d'un "regrettable précédent", et d'un peu plus que ça. Il s'agit, comme le décrit l'indispensable Quadrature du Net (soutenez-la), d'un "fiasco démocratique". Une fois encore, les anciennes colonies du Pacifique font office de laboratoire de techniques de maintien de l'ordre et de surveillance, de zones de tests. Ne nous trompons pas sur la lecture de l'événement : ce n'est pas une surprise, c'est une méthode. Un énième ballon-sonde législatif, lancé sur une population cobaye pour tester l'acceptabilité sociale et politique de dispositifs de contrôle toujours plus invasifs. Hier les ultras, les militants de gauche radicale, les zadistes et les écolos décroissants, contenus, observés et écoutés illégalement ou via des dispositifs de lutte contre le terrorisme. Aujourd'hui la jeunesse kanak, demain celle des banlieues, après-demain tout ce qui participe de la contestation d'un ordre qui s'obstine à se croire républicain. Leur lutte est la nôtre. Leur présent est notre avenir proche.

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