Isolement numérique de la Russie : à qui la faute?

Thibault Prévost - - Clic gauche - 17 commentaires

Les Gafam ont déserté le pays

En quelques jours, les internautes russes ont été amputés d'une partie de leurs organes de communication numériques, amputés d'outils essentiels d'information, d'organisation, de regroupement, de protestation et d'expression politique. La faute au Kremlin, oui, mais surtout la faute aux grandes entreprises du web occidental, qui ont déserté le pays.

Trente ans à peine après les derniers coups de pioche dans le mur de Berlin, un nouveau rideau de fer descendrait en grinçant sur l'horizon oriental de l'Europe. L'histoire n'étant toujours qu'une imparfaite copie d'elle-même, l'URSS de Joseph Staline a cédé la place à la Russie de Vladimir Poutine, et ce rideau-là aurait troqué les barbelés et les briques contre l'intangible des flux de données. Vous pensez connaître la musique ? Pas si vite : ce rideau de fer numérique, s'il existe, est baissé simultanément par la Russie et le bloc occidental, Gafam en tête. Et le plus enclin des deux à fermer boutique n'est pas celui auquel on pense spontanément, à l'heure où la guerre binarise plus que jamais nos structures de pensée. L'heure de faire un petit tour sur les lignes de front numériques, en titubant dans le brouillard de la guerre informationnelle.

Côté Atlantique, l'invasion de l'Ukraine a déclenché un exode volontaire des grandes plateformes du web 2.0, majoritairement basées aux États-Unis. TikTok, le 5 mars, invoque son refus de servir de mégaphone à la désinformation du Kremlin (mais pas que). Netflix a suspendu ses services en Russie le 7 mars. Idem pour Airbnb, qui a suspendu toute réservation sur le territoire russe, tandis qu'Uber se retire à la hâte de sa participation financière dans Yandex.Taxi (c'est son nom), la version locale de son service de transport. Si Google et ses services (YouTube, Gmail, Google Maps, etc) sont pour le moment toujours disponibles, l'entreprise a indiqué le 4 mars suspendre ses ventes de publicité en ligne à des entreprises russes, et a annoncé le 10 mars qu'elle arrêterait de verser de l'argent aux créateurs d'applications (sur Google Play) et de contenu (sur YouTube) russes, en vertu des sanctions économiques infligées par l'Ouest.

Toutes les portes du web des plateformes, et tous les services bien réels qui vont avec, claquent au visage des internautes russes.

Même dans le monde des jeux vidéo en ligne, les gamers russes sont progressivement coupés du reste du monde libre : le géant Electronic Arts a cessé toute opération, virtuelle ou physique, dans le pays, et a même retiré les équipes de Russie et Biélorussie de ses simulations de foot FIFA 22 et de football américain NHL 22 (aucun doute : une telle sanction devrait pousser Poutine à remettre en question sa politique internationale). Idem pour Sony et Microsoft, dont les plateformes Playstation Store et Microsoft Store sont désormais interdites d'entrée à tous les joueurs russes ; idem pour les studios Epic Games (qui développe la franchise planétaire Fortnite) et CD Projekt Red (polonais, responsable des succès The Witcher et Cyberpunk 2077), qui ont coupé tout lien avec la Russie en réponse à l'appel lancé par le ministre ukrainien du numérique Mykhailo Fedorov le 1er mars. Toutes les portes du web des plateformes, et tous les services bien réels qui vont avec, claquent au visage des internautes russes. Ne leur reste, au fond, que les plateformes d'échange de cryptomonnaies, trop libertariennes pour s'encombrer de positionnements moraux, et... les plateformes porno, qui servent désormais de dernier refuge aux Russes pour communiquer avec l'extérieur, comme le rapporte Vice. Un retrait russe du web occidental ? C'est surtout l'inverse qui se produit, comme l'écrit Politico le 4 mars.

Les internautes russes voient un autre rideau leur tomber dessus, actionné – c'est déjà moins surprenant – par leur propre gouvernement. Fin février, le régulateur russe des communications Roskomnadzor annonçait le blocage pur et simple de Facebook, et la mise en place d'un système de "ralentissement" de Twitter (et d'Instagram). Comment fait-on pour ralentir une plateforme, vous dites-vous ? Rien de plus simple : il suffit à l'État d'installer des petits équipements ou logiciels auprès de ses fournisseurs d'accès Internet (FAI ) nationaux, soit en Russie, Rostelecom, MTS, Beeline et MegaFon, selon l'organisation de surveillance du trafic Internet Netblocks, pour pratiquer l'inspection profonde de paquets (deep packet inspection, ou DPI), une analyse des signatures de flux de données qui permet ensuite un contrôle précis sur leur transmission. 

Le système, encore en rodage, avait été déployé deux fois contre Twitter, en mars et novembre 2021 (et oui, la France utilise aussi ces "boîtes noires" à des fins de surveillance depuis 2009.) YouTube, la plateforme non-russe la plus populaire de Russie (devant Facebook, Instagram, TikTok et Twitter), fonctionne toujours, même après les restrictions imposées par Google. Le sort de Wikipédia, coupable d'avoir créé une page dédiée à l'invasion militaire de l'Ukraine, esttoujours en suspens, même si The Verge rapporte ce samedi 12 mars qu'un contributeur de l'encyclopédie, chargé d'éditer la page en question, aurait été arrêté en Biélorussie.

Nouvelle étape dans la guerre informationnelle : le 6 mars, le média biélorusse d'opposition Nextapartage sur Twitter un document (en russe) et affirme que Moscou se prépare "activement" à se déconnecter du web mondial pour le 11 mars (spoiler : j'écris ces lignes le 11 mars, et le moteur de recherche Yandex.ru est toujours disponible, avec ou sans adresse IP russe.) Le spectre d'un internet souverain russe, parfois appelé "RuNet", sorte d'Intranet national entièrement étanche au reste du réseau, ressurgit immédiatement dans les médias occidentaux, dopé comme jamais aux amphétamines de la propagande de temps de guerre. Pourtant, rappellent plusieurs spécialistes des réseaux comme Stéphane Bortzmeyer, difficile de prophétiser la séparation imminente de la Russie du reste du web à l'aune de ce que rapporte Nexta. Ce document, explique Bortzmeyer sur son blog, édite en fait de "nouvelles" règles pour les sites internet officiels russes : avoir des serveurs de noms de domaines de pays (country code top level domain, ou ccTLD) en Russie, et plus particulièrement en .ru, et faire en sorte que le code du site web ne charge aucune ressource (texte, photo, vidéo, son, service additionnel, etc) hébergée à l'étranger.

D'une part, ces règles ne sont pas nouvelles, Roskomnadzor conseille depuis des années à son administration d'utiliser un nom de domaine national et d'héberger localement les ressources qu'elle affiche sur ses pages. D'autre part, toutes les administrations de l'Ouest se conforment à des règles similaires – en France, outre l'extension .fr ouverte à tout résident de l'UE, l'extension .gouv est strictement réservée aux sites gouvernementaux depuis 2011, sans que personne ne vienne brandir le spectre d'un "FraNet" dans les médias généralistes (et quitte à rigoler, rappelons que la Cnil vient de conseiller aux gestionnaires de sites français d'arrêter d'utiliser Google Analytics pour cause de transfert illégal de données personnelles vers les États-Unis, et que personne n'a hurlé à l'isolationnisme numérique.).

Il ne s'agit pas de minimiser la situation en Russie, mais de faire le tri dans les fantasmes.

Enfin, il convient de rappeler que l'épouvantail de l'internet souverain russe est régulièrement agité depuis trois ans... sans preuves concrètes de son déploiement. En avril et octobre 2019, des "tests de déconnexion" prévus par le Kremlin et annoncés à grands cris sont finalement annulés. En décembre, une source gouvernementale, le ministre des télécommunications Alexei Sokolov, indique qu'un test partiel a été mené avec succès. Sa déclaration est reprise par les agences de presse officielles et le sérieux journal Kommersant ; la BBC (et d'autres) reprennent tel quel, sans info supplémentaire ou source extérieure. Le Kremlin a parlé, c'est donc vrai. En 2020, quatre nouveaux tests annoncés sont annulés, la faute... au Covid, selon l'agence d'État Tass, reprise par Reuters. En juillet 2021, rebelote : Reuters, reprenant des informations du média RBC, affirme que de nouveaux tests de déconnexion ont été menés... et c'est tout. Où. Combien de temps ? À quelle échelle ? Avec quelles conséquences sur les usagers ? On n'en sait rien. Ces tests ont peut-être réellement eu lieu, mais aucun des habituels observateurs de l'activité du réseau (à ma connaissance) n'a pu les mesurer. Or, on imagine que déconnecter un pays entier d'internet, même brièvement, même partiellement, ça laisse quelques traces.

Il ne s'agit pas de minimiser la situation en Russie, mais de faire le tri dans les fantasmes. Oui, les pouvoirs du régulateur Roskomnadzor ont été considérablement élargis depuis la promulgation du texte en 2019. Oui, des "boîtiers" ont bien été installés chez les FAI locaux. Oui, le Kremlin tente toujours de rapatrier localement son nom de domaine (DNS). Oui, la censure de médias locaux et internationaux atteint des niveaux terrifiants et oui, Roskomnadzor est désormais capable de couper localement l'accès à Internet de ses citoyens, comme le relève un rapport de l'ONG Freedom House paru en 2020. Cependant, à ce stade, l'internet "souverain" russe n'existe quasiment que sous sa forme légale, et Moscou semble encore loin d'être doté des capacités techniques pour s'isoler complètement du web mondial. Dans un article aussi technique que passionnant sur la topologie du web russe paru en juillet 2021 dans la revue EchoGéo, Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l'Institut français de géopolitique, rappelle que le "ralentissement" de Twitter de mars 2021 avait par exemple rendu inaccessibles... les sites du Kremlin et de la Douma.

Dernière preuve de cette perméabilité infrastructurelle : l'usage de réseaux privés virtuels (VPN), utilisés pour accéder aux 200 sites d'information censurés par l'administration Poutine, aurait été multiplié par 7 à 10 depuis le début de l'invasion, selon Top10VPN. En d'autres termes, en mars 2022, le "RuNet souverain"est toujours une passoire, en partie grâce à l'ingéniosité des fournisseurs de VPN, en partie car sa structure même le rend difficile à centraliser. Et l'idée que Poutine puisse, d'une pression sur un gros bouton (rouge, évidemment), mettre tout son pays off line, tient encore de la farce technique, même si son intention est clairement d'y parvenir un jour.

Cette porosité entre le web russe et mondial est cependant menacée... et pas par le Kremlin. Le 1er mars, l'Ukraine a demandé à l'ICANN et le RIPE, deux organismes à but non-lucratif basés en Californie et à Amsterdam chargés de la gestion des noms de domaines et des adresses IP, de supprimer le domaine national (.ru) et toutes les IP localisées en Russie, ce qui exclurait de fait les 113 millions d'internautes russes du reste du réseau. Une idée (heureusement refusée par l'ICANN), rappellent l'Electronic Frontier Foundation, l'Internet Society ou le géant Cloudflare, absolument terrifiante pour l'avenir de la neutralité du net et de la gouvernance du réseau, pour l'instant largement épargnées par les tentations interventionnistes. Pour une raison simple : si l'ICANN se met à déconnecter des pays au gré des soubresauts géopolitiques et des allégeances idéologiques, tout s'écroule. Et ce qui nous attend alors, c'est une balkanisation générale d'internet en une série d'Intranets nationaux, aussi appelés "splinternets", comme le résume le directeur général de l'Afnic (l'organisme chargé des noms de domaine français) Pierre Bonis

Pour paraphraser l'Electronic Frontier Foundation, on ne déconne pas avec internet en plein milieu d'une guerre (rappelons à toutes fins utiles que depuis 2011, l'accès à internet est défini par les Nations unies comme un droit humain, et que la neutralité politique de ses organismes gestionnaires est une condition sine qua non de son fonctionnement. Enfin, isoler la Russie de l'information mondiale est non seulement la pire idée qui soit pour l'avenir de l'internet des communs, mais ce serait au passage donner à Poutine exactement ce qu'il souhaite : une population soumise à l'influence hégémonique de médias d'État, "physiquement" interdite d'accès au reste du paysage informationnel.

Résumons : d'un côté, les grandes entreprises étasuniennes du web social et des jeux vidéo ont physiquement quitté la Russie et virtuellement banni ses internautes, tandis que l'Ukraine a tenté de convaincre certains "gardiens" du web d'isoler entièrement le pays du reste du réseau. En face, la Russie a censuré Facebook, elle ralentit Twitter et interdit des centaines de sites d'information sur son territoire virtuel. Et certains médias anglophones – Washington Post, New York Times, BBC – n'en ont que pour le "rideau de fer" numérique que la Russie abaisserait sur ses frontières, alors qu'il est moins efficace que sa mise à l'isolement numérique par les multinationales du web, sous les vivas des démocraties occidentales illuminées.

En quelques jours, les internautes russes ont été amputés d'une partie de leurs organes de communication numériques, amputés d'outils essentiels d'information, d'organisation, de regroupement, de protestation et d'expression politique

Si l'exode des entreprises américaines se comprend d'un strict point de vue d'allégeance géopolitique, le vide qu'il laisse dans la société civile russe (une communauté numérique paradoxalement moins habituée aux services de la Silicon Valley, et donc moins dépendante que nous à leurs monopoles) laisse songeur sur leur poids politique et économique. En quelques jours, sans avertissement ni préavis, les internautes russes ont été amputés d'une partie de leurs organes de communication numériques, amputés d'outils essentiels (et imparfaits, on le sait au moins depuis le Printemps arabe) d'information, d'organisation, de regroupement, de protestation et d'expression politique. Virés sans ménagement des jardins emmurés, pour se retrouver seuls, à poil, face à la déclinaison numérique de Kremlin TV. Et malgré les mythes et les chimères, Poutine et ses rêves d'isolationnisme numérique n'ont pas grand-chose à voir là-dedans; les responsables sont bien les mêmes qui se targuent, du côté du Bien, de connecter le monde.

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