Elon Musk ne vous veut pas du bien

Thibault Prévost - - Clic gauche - 58 commentaires

L'homme le plus riche du monde veut racheter Twitter pour, dit-il, sauver la liberté d'expression et défendre la vérité. Ironique, venant d'un libertarien opportuniste en constante réinvention de sa propre légende. [Mise à jour : Elon Musk a racheté Twitter pour 44 milliards de dollars. Le conseil d’administration du réseau social a finalement accepté son offre ce lundi 25 avril].

Le saviez-vous? Elon Musk, homme le plus riche du monde et incarnation officielle du super-héros de comics Tony Stark , possède comme lui au moins un super-pouvoir : celui de faire croire à son entourage et ses collègues qu'ils vont réaliser des choses normalement impossibles, pourvu qu'ils se tuent à la tâche. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est lui, lors d'une conférence TED publiée le 14 avril dernier. Devant l'habituel parterre de dévots ultralibéraux qu'attire ce genre de messe de la techno-bullshit, le demi-dieu de l'entreprenariat disruptif  décrit ce qu'il appelle son "champ de distorsion du réel" (en hommage à Star Trek), qui persuaderait quiconque entre en contact avec lui que l'impossible est soudainement possible. Si, si.

Mieux, cette capacité de torsion de la réalité objective serait la source du succès phénoménal de ses deux entreprises, SpaceX et Tesla, dont le modèle économique repose sur des prouesses techniques et économiques – construire des fusées réutilisables, et forcer l'industrie automobile étasunienne à basculer vers l'électrique – réalisées envers et contre tous. Elon Musk n'est pas un simple entrepreneur : c'est un authentique prestidigitateur, capable de créer et de maintenir des hallucinations collectives jusqu'à ce qu'elles deviennent des réalités factuelles. La plus répandue d'entre elles : Elon Musk serait un génie bienfaiteur, martyr de l'innovation, qui sacrifie sa fortune et son sommeil pour assurer la survie à long terme de l'espèce humaine.

Pour l'AFP, le Sud-Africain est un "multi-entrepreneur baroque et visionnaire"; du côté du Temps, il est (dans une jolie formule) "l'icône fantasque d'un monde obnubilé par la technologie"; pour L'Express, c'est carrément un "prophète".... 

Vous en doutez ? Regardez l'un des deux docus Netflix sortis cette année sur SpaceX, et prosternez-vous devant l'évidence. Ou lisez la presse des derniers jours, qui lui consacre une salve de portraits dithyrambiques : pour l'AFP, le Sud-Africain est un "multi-entrepreneur baroque et visionnaire"; du côté du Temps, il est (dans une jolie formule) "l'icône fantasque d'un monde obnubilé par la technologie"; pour L'Express, c'est carrément un "prophète".... bref, ces jours-ci, l'homme le plus riche du monde – 264 milliards de dollars, aux dernières nouvelles du Nasdaq– a droit à du rab de flagornerie. La faute, vous vous en doutez, à la telenovela techno-économique qui agite le monde médiatique depuis désormais deux semaines autour de la prise de contrôle hostile de Twitter par l'idole des nerds de droite. Rachètera, rachètera pas ? Allez, petit rappel des épisodes précédents.

Le 4 avril, le facétieux multimilliardaire demande, faussement ingénu, à ses 82 millions d'abonnés si, à leur avis, Twitter respecte la liberté d'expression (spoiler : pour la majorité des Elon bros, non), avant de dévoiler – surprise! – une prise de participation de 9,2 % au capital du réseau social, ce qui fait alors de lui l'actionnaire majoritaire de la plateforme. Bien obligé, Twitter lui propose dans la foulée un siège au conseil d'administration ; Musk accepte dans un premier temps, puis fait ses valises six jours plus tard, notamment car un tel poste l'obligerait à limiter sa participation au capital de l'entreprise  à 14,9%. Et le multimilliardaire a un autre plan.

Le 14 avril, panique sur le réseau, il annonce (dans un tweet probablement déjà converti en NFT) qu'il veut tout bonnement acheter Twitter, pour un prix avoisinant les 43 milliards de dollars (soit 54,20 dollars l'action, un prix bien au-dessus du cours... et spécifiquement chiffré pour inclure le chiffre 420, une référence anglophone au fait de fumer de la weed). Cette prise de contrôle hostile vise, selon Musk, à sortir Twitter de la Bourse pour "libérer" son "énorme potentiel" et lui permettre de mieux "répondre à sa mission sociétale". "Il est très important qu’il y ait une arène ouverte pour la liberté d’expression", se justifiait-il le 14 avril lors de la fameuse conférence TED.

Concrètement, et pêle-mêle, voici ce que le milliardaire propose une fois devenu PDG du réseau social : ouvrir le code source de la plateforme, mettre en place un bouton "Modifier" pour les tweets (un serpent de mer depuis la création du site), retirer la lettre "w" du nom pour le plaisir de la potacherie("Twitter" deviendrait alors "Titter", ce qui inclurait le mot "tit", ou... "téton"), ouvrir le QG de l'entreprise aux sans-abris de San Francisco, supprimer le conseil d'administration pour économiser trois millions de dollars annuels, transformer Twitter en un réseau "décentralisé" (sans expliquer ce que c'est), éliminer "les arnaques, les spams et les bots" qui pullulent sur le réseau (sans préciser comment) et surtout, surtout, réduire au minimum légal toute politique de modération des contenus, histoire d'aligner la plateforme avec son idéal de "liberté d'expression" totale à la sauce libertarienne, voire restaurer les comptes des bannis de l'ère Trump (à commencer par Trump lui-même).  En gros, le même projet que celui défendu par l'ancien président étasunien avec son application Truth Social : pouvoir dire tout ce qu'on veut, et surtout n'importe quoi.

Un changement de gouvernance radical qui lui a valu les vivats de la droite conservatrice étasunienne (et des inévitables équivalents hexagonaux), inventoriés par Le Monde : l'ex-PDG libertarien de Twitter Jack Dorsey, le présentateur star de Fox News, Tucker Carlson, qui l'a qualifié de "dernier espoir" de son camp, le PDG du Twitter de l'alt-right, Gettr, a salué son offensive, et celui de l'autre "Twitter alternatif" Gab a carrément tenté de le convaincre d'investir dans sa plateforme (contre seulement deux milliards de dollars). 

Nous sommes obsédés par un homme et ses caprices car nous ne possédons pas encore de règles démocratiques adéquates pour gouverner nos espaces informationnels. (Shoshana Zuboff)

Twitter, résume Numerama, est aujourd'hui acculé : le réseau social (via le prince d'Arabie Saoudite, qui compte parmi ses actionnaires majeurs) a refusé l'offre de Musk. Le 15 avril, Twitter a déclenché un mécanisme anti-OPA en forme de seppukuappelé "poison pill" : si Musk persiste à acheter plus que 15 % du capital, l'entreprise émettra  un grand nombre de nouvelles actions, à la fois bradées et spécifiquement interdites d'achat à Musk. L'idée : faire entrer d'autres investisseurs au capital, au risque de se dévaloriser financièrement. À l'heure d'écrire ces lignes, c'est encore le Financial Times qui résume le mieux la situation : "La probabilité que Musk détienne 0 % de Twitter est aussi haute que la probabilité qu'il possède complètement l'entreprise." Et lorsqu'on se souvient que le milliardaire est probablement l'un des trolls les plus célèbres du réseau, il y a de quoi s'inquiéter.

Musk veut-il réellement devenir le propriétaire de Twitter, ou utilise-t-il simplement son formidable pouvoir économique et médiatique pour, une nouvelle fois, changer le monde comme il l'entend ou pire, simplement mesurer l'ampleur de son influence, comme le sous-entend Bloomberg ? Se rêve-t-il réellement en Citizen Kane numérique ? Croit-il sincèrement en sa vision obsolète d'un Twitter paradisiaque et courtois, où la désinformation automatisée serait une vue de l'esprit et la modération serait superflue ? Impossible à dire, mais l'important est ailleurs que dans la psyché de l'homme d'affaires. 

Comme le fait remarquer (sur Twitter) l'universitaire Shoshana Zuboff, théoricienne du capitalisme de surveillance, "les titres sur Musk et Twitter sont toutes des variations de «que va faire Elon ?» Cela montre à quel point nous sommes perdus. Nous sommes obsédés par un homme et ses caprices car nous ne possédons  pas encore de règles démocratiques adéquates pour gouverner nos espaces informationnels [...] M. Musk veut rejoindre les dieux qui régissent l'information et contrôlent les questions essentielles de la connaissance, de l'autorité et du pouvoir [...] Mais nous ne les avons jamais élus. Il nous faut des lois, pas des hommes."  Amen.

Ce qu'illustre ce duel entre Musk et Twitter, c'est l'apogée dévastatrice de vingt ans d'absence de régulation des plateformes, qui permet désormais au plus riche (et donc au plus offrant) de se payer et de modifier structurellement ce qu'il décrit lui-même comme "une sorte de place publique de fait". Se payer Twitter est bien plus important que se payer un journal, ou même plusieurs. Se payer Twitter, c'est contrôler plus qu'une ligne éditoriale ; c'est contrôler l'infrastructure de diffusion d'une grande partie de l'information en ligne, c'est décider, seul, à quoi doit ressembler le pluralisme d'opinions dans l'espace (semi)-public numérique – un espace qui, rappelons-le, valorise déjà structurellement la diffusion d'idées de droite. Il faut alors une sacrée souplesse mentale pour se dire que la prise de contrôle hostile d'un des principaux espaces publics numériques "de fait" par l'homme le plus riche du monde sera, in fine, une bonne nouvelle pour la démocratie (fût-il celui capable d'envoyer des Tesla dans l'espace et de faire des blagues sur les joints) . Surtout lorsqu'on connaît les rapports ambigus d'Elon Musk à la vérité factuelle.

Elon Musk n'est pas un Géo Trouvetout altruiste ; il est le patron d'industrie par excellence, verni d'une touche de culture web et passé expert dans l'art de balancer des paillettes dans les yeux d'un public non spécialisé sur les questions techniques. 

Retour au 14 avril. Quelque part au milieu des 54 minutes d'onanisme verbal de sa conférence TED, Elon Musk parle de son syndrome d'Asperger (qui fait partie des troubles du spectre autistique), et se décrit comme "totalement obsédé par la vérité" depuis l'enfance. Venant d'un homme qui passe son temps à réécrire sa propre mythologie et émettre des techno-oracles sensationnalistes qui ne se réalisent jamais dans les temps, l'affirmation est culottée. Mais puisque M. Musk valorise tant la vérité et la liberté d'expression, prenons le temps d'un contre-portrait, histoire de cerner un peu mieux celui qui prétend contrôler Twitter pour, une nouvelle fois, le bien de l'humanité.

Comme l'ont remarqué WIREDet le New York Times, en 2022, Elon Musk voudrait toujours nous faire croire qu'il a créé Tesla, alors qu'il n'en est que l'un des cinq cofondateurs (et le quatrième par ordre chronologique). Il voudrait nous faire croire que son tweet mensonger concernant la privatisation "au financement assuré" de son entreprise automobile, qui lui a valu en 2018 une enquête et un blâme du régulateur de la finance étasunien, était vrai. Qu'il a vécu "trois ans d'enfer" à "dormir sur le sol" de son usine Tesla, comme s'il travaillait lui-même sur la chaîne de montage. Que tout ce qu'il fait, il le fait pour éviter l'extinction de l'espèce humaine, et certainement pas pour l'argent – le fait d'avoir accumulé l'équivalent du PIB de la Finlande (littéralement) au passage ne serait finalement qu'une heureuse coïncidence, voire une juste rémunération pour ses efforts démesurés.

Elon Musk n'est rien de tout cela.

Elon Musk n'est pas un Géo Trouvetout altruiste ou un Iron Man sans armure ; il est le patron d'industrie par excellence, verni d'une touche de culture web et de capitalisme vert et passé expert dans l'art de balancer des paillettes dans les yeux d'un public non spécialisé sur les questions techniques. Comme le résume le techno-critique Cory Doctorow, l'homme le plus riche du monde est, d'un point de vue social, un "ingénieur et financier sociopathe briseur de syndicats", qui (comme son alter ego Jeff Bezos chez Amazon) fait tout son possible pour limiter les droits et rémunérations de ses employés et maximiser l'extraction de leur force de production, au point de négliger les normes de sécurité dans ses "Gigafactories", de rouvrir de force son usine californienne en pleine pandémie, de fétichiser des semaines de travail de 120 heures et d'entretenir personnellement une ambiance de travail faite de "ségrégation raciale" (chez Tesla), de stress intense et de pétage de plombs réguliers. Demandez au syndicat allemand IG Metall ce qu'ils pensent du dumping social pratiqué par Tesla à Berlin.

Libertarien quand ça l'arrange [...] étatiste quand il peut toucher plusieurs milliards de dollars d'argent public en contrats, prêts (rapidement remboursés, il est vrai) et aides Covid pour ses entreprises (alors qu'il sera le premier à demander la fin des aides d'État pour les autres...), trumpiste opportuniste et Démocrate du chéquier.

Outre le fait de démolir corps et esprits au nom d'un "Master Plan" aussi ambitieux que vague, Musk, malgré les impressionnants résultats obtenus par ses équipes ces dix dernières années, est un affabulateur proverbial, habitué à devoir jouer du pipeau (des robots humanoïdes ! Des voitures autonomes ! Une colonie sur Mars !) pour attirer régulièrement les investissements. Son super-pouvoir de persuasion est celui d'un chef de secte, qui a construit sa "nouvelle scientologie" à coups de théorie de la simulation, de colonie martienne terraformée à la bombe nucléaire (!), de singularité de l'intelligence artificielle, de Londres-New York en fusée, de tunnels géants sous Los Angeles, d'interface cerveau-machine, de lance-flammes et de convois de satellites en orbite basse.  (Le métavers était déjà pris par un autre milliardaire démiurge au comportement déconcertant.)

Peu importe que Mars n'ait rien d'un plan B et tout d'une démonstration d'hubris cosmique, que l'Hyperloop soit ridiculisé par le TGV, que Tesla tourne financièrement sur la vente de crédits carbone aux autres constructeurs, que la Boring Company soit une insulte au transport public ou que la constellation Starlink transforme le ciel en décharge au nom de la connectivité totale. Avec ou sans Twitter, Musk contrôle déjà sa réputation : jamais un multimilliardaire n'aura joui d'une telle cote de popularité, en ligne comme IRL, en s'appuyant sur son statut d'ingénieur et sur l'effet magique de la technique de pointe pour asseoir sa singulière légende. Résultat : plus ce qu'il raconte est aberrant, plus l'écho médiatique et public semble énamouré. À tel point que l'inventeur autoproclamé ne sait plus quoi inventer pour nous faire frémir d'admiration ou d'effroi.

Libertarien quand ça l'arrange (quand il déménage au Texas pour esquiver l'impôt californien, ou qu'il fustige les règles de confinement "fascistes"), étatiste quand il peut toucher plusieurs milliards de dollars d'argent public en contrats, prêts (rapidement remboursés, il est vrai) et aides Covid pour ses entreprises (alors qu'il sera le premier à demander la fin des aides d'État pour les autres...), trumpiste opportuniste et Démocrate du chéquier, Musk se reconfigure selon la situation, avec une constante : son autopromotion. Comble du cocasse, il a aujourd'hui le culot de tenter de s'emparer seul de Twitter en se déclarant à la fois "inquiet de voir que [Zuckerberg] a un contrôle absolu sur Facebook", comme si ses intérêts étaient fondamentalement différents de celui du Zuck. Si le diable, comme dit le dicton, nous a convaincu qu'il n'existait pas, Musk a fait plus fort encore : il nous a convaincu que tout ce qu'il fait, il le fait pour nous sauver la vie, tel John Galt, le génie hyper-individualiste du roman La Grève d'Ayn Rand – bible de chevet des libertariens, au passage.

Terminons alors avec quelques évidences. Elon Musk n'invente rien, à part sa légende et un paquet de conneries. Elon Musk ne nous veut pas du bien, pas plus que Mark Zuckerberg, Jeff Bezos et Bernard Arnault, comme le rappelaient Paris Marx et Manu Saadia dans le podcast Tech Won't Save Us. Elon Musk ne sauve ni la liberté d'expression, ni l'avenir de l'humanité, il capte de la richesse en vendant des bagnoles, en surévaluant les mérites de son entreprise cotée en Bourse, et en faisant son possible pour soustraire ses bénéfices à l'impôt, aux cotisations et à toute forme de puissance publique. Elon Musk est le produit d'une société ontologiquement inégalitaire, l'incarnation des figures les plus fétichisées de l'ordre social actuel – l'entrepreneur capitaliste, l'ingénieur-technocrate et le génie excentrique –, le symbole de ce qui doit être démantelé en priorité si le bien collectif doit un jour prévaloir au sein des structures de gouvernance humaines. Chaque minute passée à épier ses frasques est une minute de perdue pour la réflexion sur la gouvernance de nos espaces numériques. Vous ne voulez pas vivre dans le monde rêvé par Elon Musk, car vous n'y avez pas de place. Que ce soit sur Mars, dans une Gigafactory... ou sur "son" Twitter.



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