À Zuckerberg, la masculinité reconnaissante

Thibault Prévost - - Clic gauche - 56 commentaires

Après X et Musk, c'est au tour de Zuckerberg de reconfigurer ses plateformes (Facebook, Instagram, Threads) au bénéfice de la manosphère trumpiste. Au moins, la situation est claire : les vieux réseaux sociaux sont désormais des "safe space" pour la faction la plus haineuse de la masculinité patriarcale.

The medium is the message. À désormais six décennies d'écart, la punchline cosmique du théoricien des médias Marshall McLuhan continue de gagner en puissance, à mesure que la société toute entière est engloutie par la marée de l'information. Plus que jamais, la forme du message prévaut sur son fond. À l'ère de la viralité, on dirait que la plateforme est plus importante que le contenu. Alors forcément, quand le PDG du plus grand réseau social de la planète annonce un ravalement de façade intégral, ce qu'il faut essayer de comprendre, c'est la nature du message qu'il envoie et qui sont ses destinataires. Le 7 janvier dernier, vous le savez, Mark Zuckerberg - montre à un million de dollars au poignet - a annoncé dans une vidéo Facebook de 5 minutes aux accents rageurs que c'en était fini de la modération des contenus sur Facebook, Instagram et Threads. Après le Zuck nouveau, "bro-ifié" des pieds à la tête, voilà le Facebook nouveau, le réseau social de la broligarchie trumpiste.

Vous l'avez lu partout : désormais, exit les fact-checkers professionnels embauchés après l'élection de 2016, place aux "Notes de la communauté" inspirées de Twitter. Adieu les journalistes, place à la sagesse de la vox populi, la loi du nombre ou du plus gueulard. Voilà l'info sur laquelle ont titré presque toutes les rédactions du monde, dans un réflexe d'hubris corporatiste aussi inconscient que saisissant qui mériterait en soi une chronique (l'idée de céder sa responsabilité de gardienne de la Vérité Factuelle à de simples civils a l'air de dégoûter une partie de la profession, toujours persuadée que la sainte croisade du fact-checking sauvera la démocratie libérale des hérétiques complotistes). D'autre part, malgré les meilleures intentions de celleux qui y travaillent, le programme de vérification des faits de Meta, où 90% des employé.es se concentrent sur la langue anglaise, reste avant tout un cache-sexe moral pour l'entreprise, comme l'écrit très justement The Intercept. Le symbole est aussi fort que ses conséquences insignifiantes. Mais la presse, piquée dans son orgueil, a démarré au quart de tour pour défendre sa fonction de barrage à l'obscurantisme.

Ce sont pourtant les autres annonces qui disent le projet de Zuckerberg. Non seulement Meta va "simplifier" ses "politiques de contenu" et faire disparaître sa modération sur des sujets comme "l'immigration et le genre", mais le conglomérat va "baisser la sensibilité" de ses systèmes de filtrage automatique des contenus, partiellement abandonner la modération des infractions "peu graves" et attendre que la communauté signale les infractions "graves" pour réagir, plutôt que d'être proactif. La logique de Zuckerberg : moins de censure, donc moins de censure abusive. Enfin, après avoir volontairement modifié ses plateformes pour invisibiliser le contenu politique, Zuck va prioriser le contenu politique (qu'il appelle pudiquement "civique") sur vos fils d'actualité. Et là, déjà, ça va un peu plus se voir.

Ça ne s'arrête pas là. Le Z va aussi déplacer ses équipes de modérateurs de la Californie (bastion Démocrate) au Texas, Républicain depuis trois décennies et nouveau QG du Reich d'Elon Musk, et bosser main dans la main avec Trump pour "protéger la liberté d'expression à l'échelle mondiale" face à ses ennemis, parmi lesquels l'Union européenne et le gouvernement Biden. Cerise sur le gâteau, Meta enregistre l'arrivée de Dana White, boss de l'UFC et trumpiste convaincu, au conseil d'administration, et la promotion du "bulldog" Républicain Joel Kaplan au poste de lobbyiste en chef pour, dixit l'intéressé (sur Fox & Friends), "faire à nouveau pencher la balance en faveur de la liberté d'expression". Oh, et Meta va aussi en finir avec ses initiatives de diversité, d'égalité et d'inclusion, les tampons dans les toilettes des hommes destinés à ses employés transgenres et non-binaires. Si vous aviez encore un doute, oui, Zuckerberg adapte son empire de l'information en plateforme sur-mesure pour les États-Unis de Trump (qui a trouvé ces changements "excellents"). Et s'achète au passage une carte de membre au gentleman's club des broligarques.

Confirmation trois jours plus tard lorsque Zuck, chaîne en or autour du cou, passe une tête chez Joe Rogan, podcast le plus écouté au monde et épicentre de la broligarchie médiatique, pour un entretien de trois heures. Entre un scud au gouvernement Biden et une étude comparée des meilleures techniques de chasse au cochon sauvage d'Hawaii (arc et flèches pour Zuckerberg, fusil pour Rogan), le Zuck, bien au chaud dans la man cave, lâche que les entreprises d'aujourd'hui sont "culturellement neutralisées" par le wokisme et mériteraient un peu plus "d'énergie masculine", notamment en "célébrant l'agression". A quelques jours d'intervalle, ces deux déclarations nous disent la même chose : le medium est le message. Et le message est clair : sur le Web social, la masculinité patriarcale sera plus que jamais la norme écrasante.

Après les annonces faites par Zuckerberg, le New York Times concluait que "le prochain fact-checker, debunker et modérateur de Facebook, c'est vous". Mais le New York Times s'est complètement planté. Les coordonnées politiques d'un réseau social se mesurent avec deux coordonnées, sa latitude et sa longitude : la parole qu'il amplifie et celle qu'il invisibilise. Ce Facebook-là, cet Instagram-là ne sont pas -plus?- pour les lecteurs·rice·s du New York Times. Ce sont des espaces où l'on peut dire en toute impunité (testé et approuvé par Wired) qu'être gay est une "maladie mentale", que les immigrants sont des "ordures", que la transidentité n'existe pas et/ou qu'elle est une maladie mentale, que les femmes sont des "objets domestiques", car selon Mark Zuckerberg, l'homophobie, le racisme et la misogynie ne sont pas des paroles de haine. Ce sont des espaces où, en revanche, parler d'avortement, de contraception et de planning familial, où défendre la cause palestinienne vous vaudra d'être censuré, parce que ça ne rentre pas dans le définition de la "liberté d'expression" prônée par Mark Zuckerberg, directement plagiée sur la manosphère trumpiste. Liberté (d'expression), inégalité (de modération), masculinité.

Les réseaux sociaux d'aujourd'hui, X comme Meta, ne sont pas tant dirigés comme des corporations que régis comme des royaumes par des PDG-monarques ; les règles du dicible et de l'indicible, éditées de plus en plus arbitrairement par ces autocrates du numérique, façonnent des publics, des individus, des pratiques et des usages. Musk et Zuckerberg n'ont pas les mêmes relations à leurs plateformes-territoire, ni les mêmes désirs. Musk est un troll fasciste obsédé par l'attention au point de claquer des sieg heil en mondovision. Zuckerberg, "traumatisé" par son audition au Sénat de 2016, cherche perpétuellement à fuir ses responsabilités - chez Rogan, il expliquera par exemple que tout est de la faute de Sheryl Sandberg, son ancienne numéro 2. Il est également mû par ce que René Girard, le philosophe préféré de la Silicon Valley droitière, appelle le "désir mimétique" - il désire à son tour le monde que désirent Musk, Trump et les copains parce qu'ils le désirent, mais ne s'autorise à le revendiquer que parce que d'autres (y compris un ex-président un jour banni de Facebook et d'Instagram) ont au préalable balisé le terrain politique et médiatique.

Mais les conséquences sont encore pire, en échelle, que celles des décisions prises par les deux cités. Les États-Unis, comme X, représentent 350 millions de personnes. Ce que vient de faire Zuckerberg, les yeux fixés sur le trumpisme et les menaces du futur patron de la FCC Brendan Carr, c'est de déplacer violemment la fenêtre d'Overton en faveur de la parole xénophobe, raciste, homophobe et misogyne pour 3 milliards d'utilisateur·ice·s actif·ve·s dans le monde entier. C'est, dans la foulée du gouvernement Trump, d'organiser une politique de visibilisation des hommes blancs au détriment du reste de la société, dans une sorte de retournement des politiques de diversité, d'égalité et d'inclusion (DEI) qui disparaissent en temps réel des entreprises étasuniennes. Plus largement, c'est dire à un peu plus de la moitié de l'humanité connectée, dont une bonne partie pour qui Meta et Internet sont la même chose, que cracher publiquement sa haine des femmes, des étrangers et des LGBTQ , c'est acceptable et légitime selon les règles en vigueur dans le fer de lance de la "démocratie occidentale". Que ce sont des opinions parmi d'autres dans le grand marché aux idées de la liberté d'expression. Alors même que partout, tribunaux nationaux et internationaux considèrent ces mêmes propos comme des crimes de haine. Plus que jamais, code is law. Si ça respecte les CGU, c'est okay. 

Oh, il y aura bien quelques amendes et quelques condamnations, pour la forme. Mais partout, les contours du débat public vont changer. La parole de haine va se multiplier, la déshumanisation des corps subalternes va se systématiser, non parce qu'elle sera plus nombreuse qu'avant mais parce que la nouvelle architecture de l'information décidée par Zuckerberg l'amplifiera, dans une terrible illusion d'optique grossissante. Mise en parallèle avec la silenciation des voix féministes et antiracistes, la création d'un régime de la vérité autogérée n'est plus tant une question de liberté d'expression qu'une politique de haine ciblée. Le medium est le message que nous passe Zuckerberg : rien à cirer.

Il faut se rendre à l'évidence : comme Twitter s'est mué en un réseau social d'extrême-droite courant 2022, Facebook et Instagram seront en 2025 des safe spaces pour la manosphère, analyse la journaliste féministe Soraya Chemaly. Une rage room exclusive, où les uns peuvent détruire tout ce qu'ils veulent pendant que les autres -toutes les autres- sont condamnées à regarder, piégées dans un espace semi-public qui vient de les enfermer en cage avec une armée d'hommes violents. Le medium est le message, et le message ressemble vachement à l'immonde "your body, my choice", cri de ralliement du streamer néonazi et "fier incel" Nick Fuentes après l'élection. Et une nouvelle fois, c'est Elon Musk qui résume le mieux la situation avec son habituelle terminologie de gamer raté : après Twitter, les plateformes de Meta sont elles aussi devenues des arènes de "PvP" (Player versus Player, la loi de la jungle), où chacun est libre d'agresser et de démolir quiconque se trouve sur son chemin. Mais là encore, c'est faux : chaque mirage de "méritocratie" dissimule une architecture de reproduction de privilèges, et les nouveaux X, Facebook et Instagram n'y font pas exception.

Zuckerberg a donné les clés du royaume à des gars comme lui : des hommes blancs enragés et revanchards, habités par une masculinité patriarcale qui fétichise la violence et l'agression, la compétition où tous les coups sont permis, les sports de combat, les jeux d'argent et la conquête sans permission. Mais surtout, écrit le New York Times, des hommes adultes qui se revendiquent d'une masculine energyaux airs de syndrome de Peter Pan. D'une masculinité éternellement adolescente, définie par l'impunité, l'irresponsabilité et l'inconscience morale. Une masculinité, explique bell hooks dans La volonté de changer, qui ne valide qu'une seule émotion : la colère. Une masculinité explicitement opposée à la feminine energy - celle qui, dixit Zuckerberg chez Rogan, répare les dégâts après la disruption et entretient l'entreprise comme elle entretient le salon.

Ce n'est donc pas seulement l'expression d'une masculinité toxique, s'inquiète Danah Boyd : c'est "la toxicité de chercher consciemment la dernière version de la masculinité", la plus virile, la plus conquérante. C'est un concours entre tech bros masculinistes qui ont trouvé encore plus excitant que de se mettre sur la gueule dans une cage en fer pour savoir qui est le mâle alpha : la validation par l'oppression des corps subalternes à grande échelle. À qui oppressera le plus, stigmatisera le plus, amplifiera le plus les insultes. À qui produira et renforcera le plus un récit patriarcal du monde, où la famille c'est un papa une maman, où il n'y a que deux genres et qu'une orientation sexuelle, où les femmes et les racisé.es ferment leur gueule et bossent. Game on.

L'offensive vient de partout à la fois. Elle vient de Trump, plébiscité par plus de 50% des hommes étasuniens de moins de 30 ans, dont les rafales de décrets reconnaissent "uniquement deux sexes, mâle et femelle", interdisent les programmes fédéraux DEI, virent les personnes trans de l'armée et ouvrent la voie à la déportation des palestinien.nes. Elle vient de cet escadron de neuf youtubeurs d'élite identifiés par Bloomberg- les Logan Paul et Lex Friedman et Shawn Ryan et le roi Joe Rogan - qui ont entretenu simultanément, des mois durant, la haine anti-trans et la bonne parole trumpiste à une audience à 80% masculine, entre des discussions sur le sport, la masculinité, les paris sportifs et la culture web. Elle vient de Zuckerberg et de Musk, qui reconfigurent leurs royaumes numériques pour y accommoder cette nouvelle caste d'influenceurs masculinistes et leurs bunkers de misogynie triomphante. Surtout, elle est portée comme un seul homme, au-delà des intérêts économiques individuels. Car les hérauts de l'individualisme et de la méritocratie comprennent parfaitement les mécaniques de domination structurelle de genre et de race. Savent quand il faut se lever comme un seul homme, hurler comme un seul homme, voter comme un seul homme.

Si "la politique est en aval de la culture", comme disait Steve Bannon, voilà ce qu'est la culture aujourd'hui, résume Carole Cadwalladr : "Des hommes qui n'arrêtent pas de parler à d'autres hommes devant un public d'hommes sur des plateformes créées par des hommes et régies algorithmiquement par des hommes pour favoriser une économie politique dominée par des hommes." Oui, ça fatigue dès le principe. Pire, la destruction des safe spaces numériques accompagne l'offensive menée sur leurs équivalents physiques, alors que 26 États étasuniens limitent désormais l'accès aux soins d'affirmation de genre et que le Planning familial s'apprête à voir ses budgets fédéraux réduits à peau de chagrin. Idem, la consolidation de safe space numérique pour suprémacistes reflète la banalisation de leurs thèses dans le champ médiatique généraliste, où un idéologue raciste comme Curtis Yarvin peut désormais venir vanter les mérites de la dictature dans les colonnes du New York Times en toute légitimité. Le Reich des nerds s'étend, comme une tache de pétrole.

Face à l'offensive, face au constat que l'impératif de croissance des réseaux sociaux les rend structurellement incompatibles avec nos objectifs de dignité et d'autonomie collective, il est l'heure de tendre des cordons sanitaires, d'enfiler des combinaisons Hazmat et de limiter au maximum nos contacts avec la peste brune et ses environnements contaminés. C'est foutu, on ne les récupérera plus. Ce sont désormais, traduit Naomi Klein, des "expériences d'ingénierie sociale de masse" au service d'un projet politiquement apocalyptique - celui d'une caste autoproclamée "élite cognitive" qui croit venu l'avènement d'une "République de mâles à statut élevé", dixit le père en série Elon Musk.  Mais que vous quittiez X, Facebook et Instagram, que vous mettiez vos comptes en sommeil ou que vous décidiez, bravement, d'aller combattre l'armée dégueulante de rage sur un terrain structurellement hostile, ménagez-vous des espaces d'interaction numériques bienveillants, des hétérotopies improductives : flux RSS, newsletters, blogs, podcasts, essais vidéo sur Youtube, échanges BlueSky et j'en passe. Lisez, écoutez, regardez, diffusez des penseuses féministes, décoloniales, antifascistes - technocritiques, mais pas que. Écoutez-vous. Perdez votre temps. Cultivez les joies locales. Faites fleurir vos résistances dans des jardins collectifs, pendant que l'agora planétaire du Web social que nous avons connu (et la vallée qui l'a vu naître) brûle de la folie des hommes. Un jour, les cendres seront fertiles.

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