Tag "JUDE" : la marque de l'impossible nuance

Élodie Safaris - - Calmos ! - 36 commentaires

D'une indignation justifiée mais instrumentalisée par un camp, à une illusion de "debunk" diffusée par un autre, les emballements qui ont suivi la découverte d'un tag "JUDE" ("juif" en allemand) sur la fenêtre d'un médecin juif à Paris, révèlent l'impérieuse nécessité de prudence dans ce genre d'affaires.

Je marche toujours sur des œufs lorsque je traite d'accusations d'antisémitisme. Parce que lorsqu'il s'agit de polémiques, c'est souvent que les faits ne sont pas encore confirmés et qu'il font l’objet d'âpres discussions. Parce que c'est l'une des questions les plus inflammables, encore plus depuis un an. Parce que chaque mot est scruté, décortiqué, et fait l'objet d'une surinterprétation quasi-systématique. De sorte que chaque papier traitant de ces sujets, aussi précautionneux soit-il, fait l'objet d'innombrables commentaires, et ce, de personnes qui majoritairement n'ont pas lu la chronique. Pour autant, l'affaire qui nous intéresse ici est révélatrice de nombreux phénomènes récurrents propres à nos comportements en ligne, à nos biais et aux maux qui déchirent notre société.

À l'origine de l'emballement

Tout part d'une photo : un immeuble, à l'angle de deux rues parisiennes, dont le rez-de-chaussée possède une grande fenêtre recouverte elle-même d’un tag encore plus grand de quatre lettres "J U D E"Samuel Athlan, qui se présente comme "entrepreneur, formateur et auteur" mais aussi comme "citoyen laïque", est l'un des premiers à la partager, ce 19 octobre dans la nuit. Son tweet sera vu plus de 400 mille fois, amplifié notamment par le partage du dessinateur Joan Sfar (qui a près de 70 mille abonnés). Peu de temps après, Jérémy Benhaïm (24 000 abonnés) qui se décrit comme "activiste, engagé contre l'antisémitisme, la haine d'Israël et la négation de la Shoah", s'indigne à son tour : "Écœurant ! En plein Paris, place de la République, le cabinet d’un pédiatre a été tagué avec l'inscription « jude » (juif en allemand). Je rappelle juste que nous sommes bien en 2024 et non en 1938", faisant ainsi référence aux inscriptions antisémites ciblant les commerces juifs lors de la nuit de Cristal en 1938 dans l'Allemagne nazie.

L'"information" est rapidement partagée par Yonathan Arfi, le Président du Crif (800 mille vues). L'Association des médecins israélites de France (AMIF) publie un communiqué dans sa newsletter dénonçant un acte qui "en plus d'être ignoble et lâche, fait écho aux heures les plus sombres de notre histoire". Il sera également relayé par la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Tous semblent partager la certitude qu'il s'agit d'un tag antisémite. 

Instrumentalisations

Les deux twittos qui ont initié cette médiatisation instrumentalisent tous deux cette photo. "C'est donc ça la cause palestinienne ? On avait raison de s'inquiéter…" s'exclame Samuel Athlan en accusant sans aucune preuve et en criminalisant une mobilisation plus que juste. "C'est donc ça le fameux « antisémitisme résiduel » de J.-L. Mélenchon ?" écrit à son tour Jérémy Benhaïm, reprenant la même expression de dénigrement, en référence, cette fois, à l'expression employée par l'ancien député LFI en juin dernier dans un billet de blog. Un terme dont il s'était expliqué par la suite dans une interview à 20 Minutes, se disant "prêt à rectifier l'adjectif", mais qui reste, pour ses détracteurs, la preuve de son déni face au sujet, voire de son antisémitisme. "«Résiduel» Connard" lâche Raphaël Enthoven, en partageant à son tour la photo de l'immense tag, avant de finalement supprimer son tweet insultant. "Années 30 à Berlin ? Non, année 2024 à Paris à cause de #LFI" accuse à son tour l'élu Aurélien Véron."Alors @JLMelenchon toujours résiduel l'antisémitisme ? C'est vous qui rendrez des comptes…" menace de son côté Sylvain Attal, animateur sur ​​RCJ et ancien directeur adjoint de la rédaction de F24.

Dans les médias, l'affaire est peu reprise. Mais Europe 1, détenue par Vincent Bolloré via le groupe Vivendi, embraye le jour-même. Au micro de Pascale de La Tour du Pin, Rachel Khan "ne trouve même plus les mots". Elle repartagera cette séquence 3 jours plus tard sur X en ne manquant pas, à son tour, de pointer du doigt Jean-Luc Mélenchon. Le 22 octobre, CNEWS y consacre également un "reportage" (sic) constitué d'une interview du médecin et d'un habitant du quartier, qui lui permettront de titrer brièvement "un quartier sous le choc". Vient ensuite un duplex d'Arno Klarsfeld, qui se veut d'abord précautionneux, "maintenant il faut être prudent avec les tags, c'est pas que de l'antisémitisme", puis "la France de 2024 n'est pas celle de 40 ou de 42, la France n'est pas un pays antisémite". Avant d'ajouter "mais il y a un islam radical et une extrême gauche qui fait campagne sur l'antisémitisme"Des propos qui prêteraient presque à sourire puisque Mélenchon explique son "résiduel" par sa volonté d'insister - comme Klarsfeld donc - sur le fait que la France n'est pas un pays antisémite dans son ensemble. Mais l'avocat enfonce le clou en fin de duplex en dédouanant, une fois de plus, le Rassemblement National "un parti issu de l'extrême droite qui a abandonné l'antisémitisme et se fait aujourd'hui le soutien des juifs et d'Israël". La séquence a été retirée des réseaux sociaux, peut-etre en raison de sa très mauvaise qualité sonore.

En plateau, le chroniqueur Michael Sadoun s'attaque à l'autre bouc émissaire : "La cause palestinienne a réveillé l'antisémitisme", avant d'affirmer, toute honte bue : "C'est une cause qui a du sang sur les mains, contrairement à la cause israélienne". Des propos qui sont légion sur la chaîne et qu'aucun animateur ne reprend jamais. 

BFM Paris consacre un article factuel à l'affaire, relatant qu'une "enquête pour dégradation aggravée en raison de la race, de la religion, de l'ethnie a été confiée au commissariat du 11e arrondissement" et que le tag a été effacé dès l'après-midi de sa découverte par le médecin mais n'affirme nulle part, en son nom, qu'il s'agit d'un tag antisémite.

"Calmer la psychose"

Au milieu de cette indignation fort légitime, naissent, à bas bruit, quelques réserves. L'une des premières à les formuler très clairement est catégorique "Jude est un graffeur! Rien à voir…" répond Émilie aux affirmations de Samuel Athlan. "On nous taxera encore d'instrumentaliser l'antisémitisme" désespère celle qui arbore sur son profil le ruban doré en signe de soutien aux otages du 7-Octobre. "C'est encore donner du grain à moudre à nos detracteurs". La mère de famille qui tweete surtout pour dénoncer l'antisémitisme (et à peu près tout ce que peut dire ou faire LFI) est catégorique, quitte à froisser celleux qui habituellement la retweetent volontiers, au prix d'insultes d'accusations fallacieuses"Continuez votre banalisation. Ce sont les personnes comme vous qui mènent la France à sa perte" lui lance Athlan, alors qu'elle tente d'argumenter. "Moi ce qui me rend triste c'est de s'acharner à vouloir créer la psychose", rétorque-t-elle. 

Des commentaires similaires se retrouvent sous les tentatives de nuance du rabin Emile Ackermann : "Utiliser des photos de tags comme argument politique est contre-productif" . Comme à son habitude, il plaide la prudence "Le "Jude" est p-e juste une signature d'artiste" mais n'est pas entendu. Les échanges que l'on peut lire sous le tweet de Samuel Athlan m'interpellent et j'y consacre une série de tweets sans commentaires en me contentant, dans un premier temps, de captures d'écran. Vraisemblablement une erreur vu mon nombre d'abonnés et mon statut puisque rapidement, je vois mes publications partagées comme autant de preuves que la thèse d'un tag antisémite est fausse.

L’illusion d’un "debunk"

Une preuve (qui n'en est pas une), au milieu de quelques autres à l'instar de la page du site de street-art "Maquis art", consacrée à un graffeur prénommé Jude, où l'on trouve les photos de deux grandes fresques datées de 2005. Très peu nombreux sont les commentateurs qui envisagent d'ailleurs qu'il puisse exister plusieurs graffeurs portant le nom "JUDE". Par ailleurs, moins ils maîtrisent le domaine pourtant très codifié du street art, plus ils semblent sûrs de leurs analyses péremptoires qui confondent allègrement tag, graffiti et fresque et ignorent tout des différents lettrages. Tous sont devenus experts en street art. 

L'on observe alors un emballement inverse : nombre d'internautes estiment que le tag considéré comme antisémite a été "débunké". Circulez, y'a plus rien à voir ! L'internaute @Babar_le_Rhino tente un thread de debunk et y affirme "hier de nombreuses personnalités ont relayé ce tag « Jude » en l'interprétant comme antisémite. Aujourd'hui on apprend que c'est juste un graffeur parisien de la crew ATC". Un million de vues. "Mais bordel, ça a été débunké JUDE c'est un graffeur parisien connu" lâche un autre internaute sous le tweet de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Remarques similaires sous la publication du Président du Crif, ou encore sous celui du député de Paris, Emmanuel Grégoire qui, lui aussi, s'était empressé de s'indigner. "Ça fait juste deux jours qu'on explique que c'est le nom d'artiste d'un graffeur, mais bon, c'est visiblement difficile pour ceux du fond" ; "T'as juste 48 h de retard sur l'info…". "L'info" ?

Un chroniqueur du Média reprend avec sarcasme le tweet de Raphaël Enthoven "ils se disent journalistes, éditorialistes et prouvent qu'ils ne vérifient absolument rien" (pas faux), puis un peu plus tendancieux "ils manipulent totalement la réalité des faits pour maintenir leur business en forme", semblant oublier qu’il n'est pas plus raisonnable d'affirmer avec certitude que le tag n'est pas antisémite car aucune preuve tangible n'a été publiée. Il n'est pas le seul et je suis stupéfaite du manque de prudence que j'aperçois dans ma timeline où des spécialistes de l'OSINT ou journalistes fort respectables manifestent le même manque de prudence. "À ce stade, on peut affirmer avec certitude que le tag sur le centre médical n'avait pas de portée antisémite. La police est dépassée par l'enquête populaire" ironise l'un d'eux, quand une autre reprend carrément un tweet mensonger affirmant que des tags similaires ont été retrouvés dans le 13e arrondissement de Paris (alors que c'est bien le cas, mais dans le même quartier que le premier).

Il suffirait donc d'avoir vu passer quelques conversations numériques sur X, quelques screens, quelques affirmations contradictoires venant remettre en cause une interprétation initiale, pour que l'illusion d'un debunk s'installe ? Sommes-nous devenus à ce point hermétiques au doute et définitivement incapables de supporter collectivement l'idée qu'il faut ATTENDRE pour SAVOIR ?

Aux convictions "mal fondées" et tweets péremptoires, s'ajoutent des publications volontairement trompeuses. Ici l'on diffuse les noms de médecins d'un autre cabinet médical pour faire croire qu'aucun médecin juif n'exerce dans le cabinet ciblé. Là, un autre internaute affirme s'être rendu sur les lieux (car d'autres tags similaires sont visibles dans le quartier) et qu'il s'agit "uniquement des tags sur des lieux appartenant à des juifs"). Athlan assure qu'il a "bien eu la confirmation du caractère antisémite" sans preuve aucune. Certains vont jusqu'à nier que le terme allemand est utilisé en France à des fins antisémites. Oubliant qu'en 2019, l'inscription "juden" ("jude" au pluriel) avait été taguée sur un restaurant Bagelstein à Paris. C'est d'ailleurs arrivé encore plus récemment, en février 2023, toujours à Paris.

"On connaît la chanson"

L'affaire permet à chacun de se conforter dans ses biais. Le pseudo "debunk" est l'occasion rêvée pour celleux qui ont tendance à minimiser l'antisémitisme réel, de ressortir des dizaines de captures d'écran et montages photo censés prouver qu'il s'agit d'une invention politico-médiatique.

"Ça arrive presque tous les mois. J'en ai au moins 10 que je peux citer de tête…Aucun journaliste pour expliquer qu'il y a une volonté de certains juifs de faire monter artificiellement l'antisémitisme ?". "Tous les mois" mais avec trois exemples cités sur quatre datant d'entre 10 et 20 ans. Surtout, l'internaute qui flirte avec le complotisme, oublie que dans la majorité des cas, ces histoires de faux témoignages relèvent de mobiles personnels et non politiques. Ce fut le cas, en juillet 2023 lorsque des tags antisémites inscrits sur la devanture d'un restaurant casher à Levallois-Perret avaient suscité une grande indignation politico-médiatique, avant que l'on apprenne que le propriétaire du local (lui-même juif) était à l'origine de ces tags à cause d'un différend commercial avec son locataire. Quelques mois plus tard, une quadragénaire inventait une agression antisémite pour cacher son addiction aux jeux d’argent. Des affaires qui rappellent un cas d'école vieux de vingt ans où une jeune femme avait inventé son agression antisémite dans le RER D. Si leur existence n'est absolument pas incompatible avec un antisémitisme bien réel et recrudescent, ces histoires participent à un climat de suspicion.

responsabilité

Il est tout à fait compréhensible que le tag d'un mot qui signifie "juif" en allemand posé sur la fenêtre d'un médecin juif suscite le dégoût et la stupeur. Mais les personnalités médiatico-politiques ont une grande responsabilité dans la période actuelle. L'instrumentalisation des accusations d'antisémitisme utilisées comme arme de disqualification massive contre LFI, Mélenchon, et le mouvement de solidarité avec la Palestine, participe à créer un climat anxiogène et un sentiment d'insécurité chez les personnes juives. À l'instar de l'avocate Sarah Saldmann qui affirmait cette semaine encore sur le plateau de CNEWS que "les étudiants juifs de Sciences Po sont - pour certains - en danger, vue l'antisémitisme d'atmosphère qui règne à Sciences Po".

L'exposition médiatique de ces personnalités politico-médiatiques les oblige à porter des discours rassembleurs, plutôt qu'à instiller la peur et à surfer sur des hypothèses. Comme le tweetait très justement Emile Ackermann,"il y a malheureusement assez d'antisémitisme factuel pour perdre du temps avec des hypothèses". Il y a deux semaines, un jeune homme de 22 ans était victime d'une agression homophobe, antisémite avec tentative de viol. Cette semaine un homme qui avait été photographié dans le métro parisien portant un maillot floqué "anti juif" et dont la photo avait suscité l'indignation en ligne, vient d'être arrêté. Les exemples ne manquent malheureusement pas. Quiconque passe un peu de temps sur X peut constater cette recrudescence de ses propres yeux. Dans ce contexte de montée de l'antisémitisme, les tags à minima perçus comme antisémites réveillent une mémoire traumatique et participent à alimenter le climat de tension et de division de la société française. L'indignation compréhensible et inévitable des réseaux sociaux, entraîne inlassablement des réactions politiques puis médiatiques. Quand la fabrique à polémique est lancée, le principe d'asymétrie des baratins (la loi de Brandolini) dont on parle régulièrement dans "Calmos", accentue ces effets, puisque très souvent les résultats d'enquêtes ne connaissent pas la même couverture médiatique, ni la même audience que les hypothèses initiales.

Ingérences étrangères

Par ailleurs, la question des tags antisémites est, depuis l'année dernière, un sujet complexe. Plus précisément depuis l'affaire des étoiles de David peintes par dizaines sur les murs de Paris et de sa banlieue, qui avait suscité indignation et émotion, avant que l'on ne découvre qu’il s'agissait d’une opération d'ingérence russe visant à diviser l'opinion publique et déstabiliser le pays. Quelques mois plus tard, des "mains rouges" avaient été taguées sur le "Mur des Justes" à l'extérieur du Mémorial de la Shoah à Paris, et entrainé le même genre d'emballement, le même mode opératoire et très probablement le même commanditaire. Ajoutons à cela les accusations fallacieuses d’antisémitisme qui ont connu une recrudescence depuis un an. En matière de tag, impossible de ne pas repenser à ce scandale politico-médiatique où les tags "Free Palestine", "fuck antisemitism" et "décolonisons la médecine" sur les murs de l'hôpital Bichat, avaient donné lieu à des interprétations complètement lunaires : "décolonisons la médecine" devenait comme un "message subliminal" signifiant "excluons les Juifs de la médecine" pour le président de l’Association des médecins israélites de France, alors qu'il s'agit d'un mot d'ordre des mouvements décoloniaux."Fuck antisemitism" devenait "J'emmerde ceux qui luttent [sic] contre l'antisémitisme parce que je revendique l'être" pour Caroline Yadan.

Ce quadruple contexte où se superposent un antisémitisme en forte hausse, une instrumentalisation des accusations d'antisémitisme, une suspicion grandissante de "faux antisémitisme" émanant de certains qui s'appuient sur des antécédents bien réels, et des tentatives de déstabilisations étrangères, le tout sur fond de massacre à Gaza et d'amalgames généralisés, est un cocktail politico-médiatique explosif. 

Dans une période où les tentatives d'ingérences étrangères misent sur ces emballements médiatiques pour destabiliser le pays, les médias et toutes les personnes qui disposent d'une large audience ont la responsabilité de redoubler de prudence et de mesure dans le traitement de ces affaires. La ligne de crête est fine, d'autant plus que X continue largement à dicter les polémiques qui seront reprises à la hâte par les médias en manque d'attention, ou par ceux qui instrumentalisent ces questions d'antisémitisme à des fins politiques. Mais plus que jamais, précaution, rigueur et nuance doivent dicter nos (ré)actions.

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