"Quotidien" et "Chalumeaugate" : vrai "shitstorm", faux plagiat ?

Élodie Safaris - - Calmos ! - 57 commentaires

Des accusations de plagiat et de racisme ont visé une chroniqueuse de "Quotidien" après le témoignage d'une autrice s'estimant lésée. En tentant de se défendre, l'émission a jeté de l'huile sur le feu. Cas d'école d'une polémique alimentée par nos biais renforcés par les usages numériques.

Jeudi 9 février, Ambre Chalumeau, la chroniqueuse culture de Quotidien (TMC), s'intéresse à la représentation médiatique et culturelle de la rivalité féminine, en échos aux frictions récurrentes entre Anne Hidalgo (PS) et l'invitée du jour, Rachida Dati (LR).

Dès le lendemain, l'autrice Racha Belmehdi dénonce, dans un post Instagram - supprimé depuis - une appropriation de son travail. Elle reproche à Chalumeau de ne pas l’avoir citée alors que tous les exemples de la chronique seraient tirés de son livre "Rivalité, nom féminin" (Éditions Favre, 2022), dont un exemplaire avait été transmis à la production."Mon travail est devenu le sien en une poignée de secondes", dénonce Belmehdi. La phrase, cinglante, interpelle. 

Une question de race ?

Cette ancienne journaliste de mode y voit une question de race et écrit, dans un texte accompagné d'une photo d’Ambre Chalumeau : "Les blanches privilégiées qui omettent de créditer les femmes racisées. Episode 76434689942 : QUOTIDIEN", faisant écho à un chapitre entier de son livre intitulé "Le féminisme blanc bourgeois, outil d'oppression des femmes précaires et racisées".

La dénonciation migre rapidement vers LE réseau social des polémiques et indignations. "Je sais, comme toutes les autrices minorisées, que ces pratiques, plus ou moins subtiles, de prédation intellectuelle et de pillage de nos productions par des femmes blanches privilégiées sont systématiques" s'indigne sur Twitter l’autrice Elisa Rojas. Des dizaines de personnes lui emboitent le pas et reprennent cette grille de lecture: "Oui le plagiat du livre de#RachaBelmehdi par #ambrechalumeau, c'est bien du racisme. Invisibiliser une femme, c'est sexiste. Invisibiliser une femme racisée quand on est blanche, c'est, en plus, raciste" ; "Ces femmes ne sont pas nos allié.es. Pas de féminisme sans antiracisme" ; "Il y a surtout une femme blanche qui pense que le travail des femmes arabes est du labeur gratuit qu'elle peut voler impunément". L’appropriation du travail de personnes racisées et leur invisibilisation sont des sujets (à juste titre) régulièrement brandis et documentés par les militants intersectionnels. À ceux qui doutent du caractère raciste du plagiat et qui plaideraient le procès d’intention, il est répondu que ces biais sont intériorisés et donc par nature inconscients. 

"Shitstorm" et gestion de crise catastrophique

Durant le week-end, la polémique enfle peu à peu et des dizaines de tweets s'agrègent sous la vidéo de la chronique (313 000 vues) pour réclamer des explications. Moi-même, je commets un tweet sur le sujetDes centaines de messages sont également publiés sous les récentes publications Instagram de la chroniqueuse de TMC, à l'instar de celui-ci : "Je suis vraiment déçue de voir que vous vous êtes approprié les écrits d'une autres femmes, surtout au moment où vous parliez de rivalité entre femme. Vous n'avez même pas cité son livre alors que vous y aviez épluché (sic) tout les exemples !"La journaliste Emilie Mazoyer s’empare de cette injustice via un thread vu plus de 3,5 millions de fois et cumulant plus de 16 000 likes.

Auprès d'Actu.fr, Racha Belmehdi assure qu'elle ne s'attendait pas à autant de reprises : "Quand j'ai fait mon post, j'avais environ 500 followers (elle en a aujourd'hui près de 11 000 de plus, NDLR), je pensais qu'il serait partagé par quelques amies et que ça s'arrêterait là." 

Dans ce genre de "shitstorm", la majorité des médias mis en cause optent pour le silence, misant sur la nature éphémère des indignations. À ma grande surprise, surtout venant d'une émission souvent taclée pour son arrogance, c'est l'inverse qui s'est produit. Le lundi 13 février, l'émission répond à ces accusations lors d'une mise au point relayée sur le compte Twitter de Quotidien. Oui, Chalumeau a bien demandé le livre à la maison d'édition car elle envisageait de le montrer à l'antenne comme conseil de lecture (pourquoi ne l'a-t-elle finalement pas fait ? On ne le saura pas). Mais non, elle ne l'a ni lu ni exploité pour sa chronique dont elle détaille la méthode de travail pour prouver sa bonne foi. 

La réponse est perçue comme "inélégante" et son manque de sororité envers l'autrice est pointé du doigt : "Incroyable de faire un (soit disant) travail sur CE sujet en particulier et d'être infoutue de s'excuser auprès d'une autre femme qui s'est sentie publiquement lésée" ; "Quand bien même ce qu’elle dit serait vrai, y'a zéro bienveillance de sa part pour l'autrice en question" ; "Complément de mesquinerie c'eût été plus à propos", ironise un internaute en référence au terme choisi par Quotidien pour titrer sa séquence : "Complément d’information".

Il est vrai que la séquence est glaciale et les visages crispés. Si le nom de l'autrice est mentionné, Chalumeau ne prend même pas la peine de citer le titre de l'ouvrage. Yann Barthès conclut cette intervention d'un peu élégant "on va renvoyer le livre" (qui n’a pas été gardé dans la version mise en ligne sur Twitter) et participe à rendre cette gestion de crise catastrophique. "Ce moment télévisuel est une marque de mépris. La marque d'une impunité et d'une arrogance tellement immense qu'on peut balayer d'un revers de main des milliers de protestations", s'indigne de nouveau Racha Belmehdi dans une troisième publication Instagram dédiée au sujet (après avoir remercié ses soutiens pendant le week-end).

L’effet Streisand est direct : si jusqu'ici relativement peu de médias s'étaient emparés du sujet (citons tout de même le Figaro et Télé Loisirs), ils sont désormais nombreux à se lancer. Ce n'est pas tant l'accusation qui mérite traitement mais le fait que Quotidien y réponde, qui plus est de cette manière. 

L'extrait partagé sur Twitter est vu près de deux millions de fois et reçoit 2 000 réponses et commentaires. "Ambre Chalumeau" se retrouve en tendance sur TwitterChacun y va de son avis - tout le monde en a un. Si çà et là quelques internautes tentent de défendre la mise en cause, la majorité l'accable. Chaque mimique est scrutée, analysée et perçue comme autant de preuves de culpabilité. Son malaise ? Le signe de son mensonge. Sa froideur ? Celui de son arrogance. Le manque de considération à l'égard de l'autrice ? Sa supériorité de femme blanche. Imparable !

Tous ces signes peuvent pourtant être interprétés différemment : Ambre Chalumeau a vu tout le week-end défiler des centaines de messages l'accusant, selon elle à tort, d'avoir pillé le travail d'une autre femme. Elle l’a très mal vécu. Toute la rédaction est tendue et ce moment d'explication est douloureux. Une hypothèse peu considérée et encore moins relayée. Pourtant, toute personne ayant déjà subi ce genre de "shitstorm" sait à quel point cela peut être dévastateur. Dans le Parisien, des propos de la production (par ailleurs assez maladroits, encore) accréditent cette thèse : "Personne ne mérite d’être victime de ce type de raid. J’espère que Racha Belmehdi ne connaîtra jamais un tel harcèlement en meute". Pour en savoir plus sur l'ampleur du raid en question, j'ai tenté de joindre Ambre Chalumeau, en vain.

Un plagiat qui n’a rien d'évident

La majorité des commentateurs ne s'embarrasse pas d'arguments pour acculer la chroniqueuse et semble ne jamais avoir ouvert le livre en question. Certains produisent toutefois quelques arguments. Tiennent-ils seulement la route ?

Concernant la photo utilisée en couverture du livre et reprise dans la chronique de la discorde, Chalumeau argue qu'il s'agit d'une photo "mythique" (ce qui est vrai) et qu'elle a "servi d'illustration à un article sur le sujet qui date de 3 ans avant la sortie du livre". Si la scène immortalisée reste la même, ce n’est pas exactement la même photo qui illustre l’article en question. Il n'en reste pas moins qu'elle est emblématique du sujet, comme le mentionne un article de la RTS consacré au livre : "Sur la couverture du livre de Racha Belmehdi figure une photo culte de 1957, celle de Sophia Loren et Jayne Mansfield. Une des premières photos qui sort sur Google lors que l'on recherche «rivalité féminine»". L'on peut néanmoins comprendre que l'utilisation de la photo de la couverture de son livre puisse être, pour l'autrice, le signe que ce dernier a servi d'inspiration à la journaliste culture de Quotidien

D’autres affirment qu’il a suffi à Ambre Chalumeau d'aller piocher dans la table des matières pour constituer sa liste d’exemples. "Le fait que la trame de la chronique reprenne le sommaire du livre point par point est une preuve tangible", avance même un journaliste.  Un argument fallacieux à mon sens. Je vous laisse juges.

Surtout, selon l'autrice flouée et nombre de ses soutiens, "quasiment toutes les références citées dans la chronique" sont répertoriées dans son livre. Je suis donc allée recenser ces exemples. Sur les onze films présentés à l'antenne, seuls quatre sont également cités dans le livre, dont un seulement en note de bas de page ("Ève", de Joseph L. Mankiewicz). Tous les autres ne le sont pas ("Black Swan" ; "Le Mariage de mon meilleur ami" ; "Sa mère ou moi !" ; "Meilleures ennemies" ; "Momzillas" ; "Une femme jalouse" ; "Two lovers"). Quant aux quatre duos de fausses rivales évoqués à l'antenne (Bette Davis et Joan Crawford, Britney Spears et Christina Aguilera, Jennifer Lopez et Shakira, Katy Perry et Taylor Swift), ils sont, en effet, tous présents dans le livre. Est-ce suffisant pour parler de plagiat ou de vol alors que ces exemples sont connus et régulièrement évoqués dans les médias ? Ici aussi, je vous laisse apprécier. 

Si le plagiat est - à mon sens - loin d’être évident, d'autant que les exemples tout comme la thématique sont peu originaux, comment expliquer les centaines d'accusations de plagiat ?

Privilèges et condescendance

Tout d’abord, les témoignages qui dénoncent une situation d'injustice suscitent spontanément empathie et indignation, entraînant illico une forme de solidarité sans réserve. La prudence et la vérification sont rarement de mise et l'on a tendance à liker et partager rapidement pour exiger réparation.

Quotidien cultive une image de donneurs de leçon élitistes et condescendants, ce qui lui vaut une certaine détestation tant du camp réactionnaire (qui vomit ses idées) que du progressiste (qui l'accuse notamment de néolibéralisme violent derrière un vernis léger). Le Chalumeaugate était l’occasion rêvée de taper sur une émission qu’on adore détester :"Quotidien c'est le pire style de journalisme, ça se veut branché, jeune et novateur, ça fait des leçons à la terre entière en 'dénonçant' à tout va, mais c'est tout aussi superficiel et creux que le reste"  ; "Quotidien c'est le tpmp des gens qui se croient supérieurs à ceux qui regardent tpmp". 

Le fait qu'Ambre Chalumeau soit une "fille de" (du journaliste et écrivain Laurent Chalumeau -connu pour avoir écrit les textes d’Antoine de Caunes à l’époque Nulle part ailleurs- et d'Arielle Saracco qui dirigeait la Création Originale de Canal+) a certainement participé aux raisons de cet emballement. On fait difficilement plus privilégiée qu'une jeune journaliste de 25 ans, chroniqueuse d'une émission à forte audience et fille de deux figures de Canal+ (dont émane Quotidien, désormais sous le giron du groupe TF1). Les biais de jugement induits, en particulier de confirmation, sont costauds. On adore détester les "fil(le)s de" et considérer que leur passe-droits dissimulerait une incompétence. "Vraiment il faut pas oublier qu’elle est à canal plus (sic) grâce à ses parents en fait, pas parce qu’elle est brillante ou pertinente", lâche un twitto. En janvier dernier, la chroniqueuse avait déjà fait parler d'elle sur les réseaux lorsqu'elle avait consacré une chronique aux "nepo baby"...sans glisser un mot sur son cas personnel.

Le storytelling de la chroniqueuse télé blanche privilégiée qui vole une autrice racisée méconnue s'accompagne chez bon nombre de commentateurs d'une représentation - en miroir - plus ou moins fantasmée de la classe sociale de Racha Belmehdi (qui serait forcément "populaire"). Ses éléments de bio disponibles indiquent qu’elle a grandi "entre la Côte d'Ivoire, la Russie et l'Algérie" avant d'entamer une carrière dans les médias (école de journalisme, rédactrice mode et journaliste pour Les Inrocks ou encore L’Express).

Si les explications d'Ambre Chalumeau ont suscité tant de réactions, c’est également, je crois, le fruit d'une méconnaissance du travail de chroniqueur et de la fabrique d’une telle émission, combinée à une forme d’image d’Epinal du journaliste qui devrait être soit reporter de terrain, soit un enquêteur de Médiapart. Un imaginaire d'ailleurs inversement proportionnel à la détestation généralisée de cette profession. "Grâce à cette justification, on sait comment elle prépare ses chroniques : en tapotant sur Internet pour piquer des trucs à droite et à gauche" ;  "D'autres l'appellent miss wikipédia…" ; "On est nombreux à faire mieux que résumer des sujets en cherchant sur Google 4 à 5 fois par semaine, crois-moi. La médiocrité sans complexe, à un moment donné ça suffit bien". Par ailleurs, nombreux estiment incorrect de se faire envoyer un livre gratuitement pour ne rien en faire (s'ils savaient à quoi ressemblent les tables des rédactions...).

Enfin, ce n'est pas la première fois que l'émission est épinglée pour s'être approprié librement des analyses faites par d'autres. Ici, une analyse sur les visuels "memesques" de communication de l'Élysée. , le sketch d'un humoriste sur les comptines. Là encore, le travail d'un compte Twitter dédié aux affiches de cinéma. Ces antécédents ont pu accréditer la thèse du plagiat sans prendre la peine de vérification approfondie.

La "loi de Chalumeau"

Au risque de pondre encore une conclusion de nuanceuse relou (oui, je lis vos commentaires), il me semble important de faire l'effort de comprendre les deux protagonistes de cette histoire de vrai "shitstorm" et de faux plagiat. Prévenue par son attachée de presse qu'une émission populaire allait évoquer son travail, Racha Belmehdi avait nourri une forte attente. Il faut imaginer sa déception en découvrant la chronique en direct. Il faut imaginer comme, voyant sa photo de couverture diffusée, ainsi que certains des exemples évoqués dans son travail, elle a pu se sentir dépossédée. Il faut aussi imaginer les conditions de préparation de ces chroniques quotidiennes, décidées le matin pour le soir-même et préparées en quelques heures. Convenir que les exemples brandis sont les plus connus et par conséquent, trouvables extrêmement facilement, comme l'a raconté Ambre Chalumeau. 

Est-ce qu'Ambre Chalumeau (ou ses éventuels stagiaires, assistants, etc.) se sont inspirés - d'une façon ou d'une autre - du livre de Racha Belmehdi pour pondre sa chronique ? Personne ne le sait sauf elle. Mais ce dont je suis certaine, c'est que les faisceaux d'indices censés prouver que l'on est en présence d'un plagiat manifeste sont maigres. Est-ce que cela remet en cause le constat de l'invisibilisation systémique des personnes racisées dans nos paysages culturels et médiatiques, tout comme l'existence de biais racistes intégrés ? Je ne pense pas. Est-ce que la chroniqueuse culturelle aurait mentionné le bouquin si l'autrice avait été plus connue / une connaissance / une personne dont elle a déjà lu des livres / une recommandation d’un membre de la rédaction ? Peut-être. Est-ce qu'elle l’aurait fait si Belmehdi avait été blanche ? J'en doute, mais personne ne le saura jamais. Enfin, est-ce que Chalumeau aurait pu évoquer le livre dans ses explications, s'excuser de la méprise, prendre le temps de lire le bouquin pour en dire quelques mots en fin d'explications ? Il me semble. 

Le constat de ce "Chalumeaugate", c'est qu’une fois que des accusations sont diffusées, il est toujours très difficile de faire entendre le contraire, quand bien même serait-il vrai. Sur le modèle de la loi de Brandolini (qui stipule qu’il faut plus d’énergie pour réfuter des fausses infos que pour en créer), la "loi de Chalumeau" pourrait énoncer qu'une séquence télé en access prime time ne suffira jamais à convaincre ses détracteurs de sa bonne foi lorsqu'on travaille pour une émission aussi regardée que détestée. Comment rectifier le tir quand la foule numérique se persuade d'une chose fausse ? Je n'ai pas la réponse. La grammaire des réseaux nous pousse à sur-réagir à tout et nous encourage à croire plus facilement ce qui colle le mieux à nos convictions. 

En attendant, souhaitons à Ambre Chalumeau de réussir à se défaire de cette (injuste ?) étiquette de plagieuse, et à Racha Belmehdi de connaître un regain d'intérêt pour son ouvrage, ce qui semble d'ores et déjà être le cas grâce à la polémique selon son éditeur basé en Suisse.

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