Au secours, ils ont "cancel" Noël !

Élodie Safaris - - Calmos ! - 48 commentaires

Les meilleures paniques morales de la saison automne-hiver 2021

Cette année, les sapins ont remplacé les crèches, mais les paniques morales de Noël étaient plus que jamais présentes dans nos espaces médiatiques. Et c'était comme chaque année : ridicule et épuisant.

Entre les 4 et 5e vagues de Covid-19 et la consternante pré-campagne présidentielle, j’ai bien cru qu’on allait être privés de nos traditionnelles polémiques de Noël. Une crainte qui s'est vite dissipée puisque, dieu merci, nos Rois mages de la panique morale (twittos, politiques, et médias) étaient finalement bien au rendez-vous pour faire de ces fêtes un moment à HPP (haut potentiel polémique).

Les "sapingates"

J’aurais pu me douter que ce n’était pas les crèches qu’il fallait attendre, mais les sapins. En septembre 2020, l’édile écolo de Bordeaux, Pierre Hurmic, avait déjà suscité la polémique en annonçant ne pas vouloir installer d'"arbre mort sur la place Pey Berland" pour Noël. 

Pour cette fin d’année 2021, on a donc eu le droit au "sapingate" à toutes les sauces. À commencer par la saison 2 de la saga bordelaise. La ville a fait appel à l'artiste Arnaud Lapierre – qui se définit comme un "designer écologiste" – pour confectionner un sapin de onze mètres de haut en verre et acier recyclé.

En ligne, le tricolore se dresse contre l'œuvre."C’est de la merde!!!!" commente Guillaume, sous une publication Facebook de Sud Ouest. "Rendez nous nos traditions, notre France 🇨🇵,notre culture. Un bon bifteck, du foie gras, de la patate et du vin rouge, du champagne !!!!" s'exclame Alexandre, à deux doigts de rejoindre la Résistance. Danièle, elle, ose un "on est encore en FRANCE 🇫🇷  ??" Difficile de la contredire : cette œuvre d'art en verre semble bien être le signe du grand remplacement en cours...

Dans une tribune publiée sur FigaroVox (étonnant !), la candidate des Républicains à l’élection présidentielle, Valérie Pécresse, accusait le maire de Bordeaux de "congédier Noël" en "privant les Bordelais de leur sapin". Ce que ce catho pratiquant – qui ne s'en cache pas – réfute : "Ça me paraît tellement éloigné de la réalité que je ne peux pas laisser passer ces inexactitudes tellement hors-sol", déclare-t-il au Figaro, en fustigeant, au passage, l'"inculture" de la droite qui l'accuse de ne pas respecter les traditions chrétiennes alors que le sapin "est un acte laïc, non religieux". Lapierre, le créateur du sapin bordelais, confiait à Sud Ouest qu'il avait eu la volonté de "se décharger de tout ce qui était dogmatique, nettoyer les codes pour en revenir à ce qui caractérise le sapin de Noël". C'était peut-être un peu ambitieux... 

En riposte à cette guerre des résineux, le 18 décembre dernier, une trentaine d'amoureux des sapinières installaient un vrai sapin sur la place bordelaise. Plus de 32 000 likes pour la publication de Sud Ouest annonçant l'initiativeContrairement à ce qu'ils ont affirmé à Sud Ouest, l'action n'était pas du tout "apolitique"... mais organisée par Génération Z, les jeunes qui soutiennent Éric Zemmour. Son responsable local, Clément Bacquey, a reconnu être à l'origine de l'organisation et du financement de cet acte héroïque. Le mouvement de soutien à Zemmour a d'ailleurs largement partagé ce coup de com' sur les réseaux sociauxLe happening a également été, sans surprise, relayé par Eric Ciotti.

Des "sapingate" ont aussi poussé dans d'autres villes de France. La mairie EELV du 12e arrondissement de Paris avait décidé pour la deuxième année consécutive de ne pas dresser de sapin (pour des raisons écologiques et pratiques) mais une installation conique en bois.

Révoltée par l'absence du conifère, l'association Basta Cosi (initialement constituée pour protester contre le fait que "la vie de leur quartier se dégrade et s'insécurise du fait de la présence d'un nouveau public en errance") a lancé une cagnotte en ligne pour acheter un arbre mort vrai sapin. L'installation et la décoration de l'arbre de ces "Jean-Moulin du Conifère" (sic) ont évidemment été relayés dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Polémiques anodines ? Malheureusement non : nous sommes dans ce que certains appellent les "guerres culturelles"Interrogé par Le Figaro, le vice-président de l'asso du 12e le reconnaît  : "Cet arbre, c’est un catalyseur de toutes nos exaspérations : car derrière cette cancel culture qui veut supprimer les sapins de Noël et le foie gras, il y a une minorité de gens qui veulent nous imposer leur vision de la société". 

"Fantastique décembre"

Le deuxième gros totem de nos paniques morales est un petit mot de 4 lettres.  À en croire certains, "Noël" ou plutôt "Joyeux Noël" serait devenu interdit, annulé, victime, à son tour, de la "cancel culture". La faute à qui ? Toujours aux mêmes : "Wokistes, indigénistes, idéologues verts" assure Valérie Pécresse dans son tract présidentiel sa tribune pour nous libérer de la grande inquisition (imaginaire). La faute à ces "nouveaux artisans de cette  folie déconstructrice"Malheureusement, elle n'est pas la seule à se (nous ?) faire peur. Le 28 novembre, Éric Ciotti (alors toujours candidat potentiel à la Présidentielle) postait une photo des illuminations  des rues de Besançon en copiant-collant quasi mot pour mot le tweet d'une élu RN :

"Fantastique décembre" est en réalité le nom choisi depuis 2019 (bien avant l'élection de la "maire écolo" Anne Vignot, donc) par l'office des commerçants de la ville pour la promo des activités commerciales pendant les fêtes. Le mot "Noël" est d'ailleurs utilisé plus de 150 fois dans la brochure du programme du "fantastique décembre" bisontin, comme le relève le HuffPostBien que vite mouché et corrigé par Vignot, et débunké dans plusieurs médias (Le Monde, Le Huff, ou sur Arte), le "roi de l'intox" n'a jamais supprimé sa fausse information.

La polémique a, sans grande surprise, été reprise par un autre grand chevalier de la panique morale : dans une chronique (qui n’a pas peur du ridicule) André Bercoff fonce tête la première dans l’intox et ironise en convoquant lui aussi, la CaNcEL CuLtUrE (si vous ne comprenez pas cette alternance étrange de majuscules et minuscules, un petit lien en anglais)La maire franc-comtoise a convenu chez BFMTV qu’elle était "très contente de cette polémique parce que ça rappelle à tout le monde qu’il faut venir à Besançon".  

Mais le vrai point positif de cette panique morale sémantique, est la transformation de l'expression en une sorte de mème internet. 

Tout le monde s'y est mis ; les faux comptes woke comme celui de @ColineAeolia, le compte parodique de Sandrine Rousseau, et même celui des "Femmes avec Zemmour" (non, c'est pas une blague).

Noël, ce "mot tabou"

L'autre foyer de défense du Noël "menacé" est né en Italie, dans le très conservateur Il Giornale sous le titre "En Europe, il est interdit de dire «Noël» et même de s'appeler Maria". Quelle est, ici, la nature de la menace ? Il s'agit d'un "guide pratique sur la façon de communiquer de manière inclusive avec la jeunesse internationale"  et destiné aux fonctionnaires de la Commission européenne pour leurs communications internes et externes. 

Afin d'être plus inclusif, le guide conseille d'éviter d'utiliser l'expression "joyeux Noël" et de privilégier "joyeuses fêtes" pour prendre en compte les personnes qui ne célèbrent pas Noël. Précisons que la recommandation ne revêt aucun caractère obligatoire.

Cela n'a pas empêché le Vatican de s'enflammer : le cardinal Pietro Parolin s'est inquiété de l'"annulation des racines chrétiennes" de l'Europe tandis que le Pape s'indignait d'un "acte dictatorial" lors d'une conférence de presse, début décembre : "Dans l’Histoire, beaucoup de dictatures ont essayé de faire cela, pensez à Napoléon, pensez à la dictature nazie, à la dictature communiste… C’est un mode de laïcité édulcoré." Suite à la polémique, le document a été retiré pour être "revu".

Si la réaction des instances religieuses n'est pas surprenante, celle de personnalités politiques ou médiatiques qui en ont profité pour faire leur beurre sur une info amplifiée / déformée, est plus agaçante. Le cirque médiatique se nourrit de la mécanique de la panique, et inversement. Noël serait devenu un "mot tabou", assure Abnousse Shalmani, experte anti-woke de l’émission de Pujadas sur LCI :

C'est cependant l’eurodéputé français LR François-Xavier Bellamy qui décroche la palme du meilleur récupérateur avec son discours au Parlement européen : "On peut se demander avec Bernanos s’il y aura encore longtemps des nuits de Noël avec leurs anges et leurs bergers pour ce monde si étranger à l’esprit d’enfance : incroyable, mais vrai il faut maintenant tenter de sauver Noël." 

Prétendre que "le jour est arrivé où il faut maintenant tenter de sauver Noël" alors que personne, nulle part, ne menace les célébrations de Noël est au mieux ridicule et au pire, vraiment détestable, quand on replace ces "politicailleries" (dixit le maire de Bordeaux) dans le contexte politique et sanitaire actuel. 

Le gloubi-boulga de la panique morale

C'est bien ce qui me met en colère : ces agitateurs savent qu'ils surfent sur une réalité alternative. Qu'ils participent non seulement à diffuser des informations tronquées (voire fausses) mais également à diviser un peu plus nos sociétés déjà bien fracturées. Ces "guerres culturelles" dont ils se font l'écho, ils en sont les premiers artisans. Même malhonnêteté intellectuelle du côté de certains médias. Quand, par exemple, la présentatrice Clélie Mathias lance sur CNews "depuis quelques années, on ne dit pas vraiment joyeux Noël, en tout cas, pas dans les rues de certaines villes". Ou quand sa chroniqueuse, Charlotte d'Ornellas, pond, elle aussi, un conte sorti tout droit de son imagination : "La volonté de dire «Noël», aujourd'hui, en tout cas dans les instances politiques répond surtout à ceux qui veulent effacer Noël pour une raison idéologique (...) Le changement de vocabulaire n'est pas anecdotique, il y a une idée derrière ça (...) si vous supprimez le mot, vous empêchez aussi de le penser."

J'ai demandé au linguiste Albin Wagener s'il était vrai que, comme l'affirment si facilement nos Jean-Moulin de la nativité"Noël" est "moins utilisé dans l'espace public" ? Faute d'étude sur le sujet, difficile de répondre, mais le chercheur nous confirme qu'on est bien en présence d'une panique morale : "Il suffit que quelques intellectuels conservateurs passent trop de temps sur Twitter pour confondre ce réseau social avec la vraie vie [...]. Le «joyeuses fêtes» remplace «Noël» depuis bon nombre d'années, tout simplement parce que pendant la période de fin d'année, on fête à la fois Noël et le réveillon du 31. Faire d'une simple commodité sémantique un événement politique est typique de la paranoïa des paniques morales : on transforme un non-événement, un réflexe anodin ou une évolution pragmatique en lutte conservatrice".

Le terme "panique morale" tend à être utilisé un peu à toutes les sauces, il faut le concéder à la journaliste du Figaro Eugénie Bastié qui le décrit comme – je simplifie – une sorte de mot magique de gauche pour annihiler toute indignation "de droite" (voir ici l'article de Bastié, et ici, une rapide lecture critique de ses arguments). Mais ici, l'expression semble appropriée, si l'on se réfère à la définition qu'en donne Stanley Cohen, qui a forgé le concept en 1972 : "Une situation, événement, personne ou groupe de personnes, apparaît définie comme une menace aux valeurs et intérêts de la société ; sa nature est présentée de façon simplifiée et stéréotypée par les médias de masse ; rédacteurs en chef, évêques, politiciens et autres bien-pensants érigent des barricades morales ; des experts socialement accrédités y vont de leur diagnostic et de leurs solutions ; on invente des moyens de faire face, ou l’on recourt (plus souvent) à ceux qui existent ; la situation s’efface alors, disparaît, est submergée ou se dégrade et devient plus apparente".

Nous y sommes : au milieu de cette mécanique de la panique morale, les médias participent activement à transformer le détail ponctuel en "fait de société". Dans cette séquence (lunaire) de L'Heure des Pros, Pascal Praud est persuadé de viser juste lorsqu'il affirme (à partir de 00:28) : "Y'a des gens qui peuvent dire «je me sens offensé si vous me dites joyeux Noël». Évidemment, ils feignent d’être offensés. Personne n’est offensé (…) et ça a une réalité dans l’opinion publique, ou en tout cas dans le débat politique".

Ces "offensés" du "joyeux Noël" ne semblent exister que dans l'imagination de Praud. Mais en répétant trois fois par jour qu'ils sont réels, nos polémiqueurs participent à faire exister ces fantasmes dans la tête des téléspectateurs . 

La grammaire de Twitter participe, elle aussi, à faire vivre ces paniques morales qui hystérisent le débat public. La fonctionnalité "tendances" (ou "TT") ne fait que renforcer cette spirale qui permet à la panique de s'auto-entretenir puisque même les réactions de moqueries ou d'indignation, participent à donner de la visibilité à l'emballement. 

Enfin, telle que décrite par Cohen, la panique morale suppose deux protagonistes majeurs : les "chefs moraux" d'un côté, et les "boucs-émissaires" de l'autre. Dans les cas qui nous occupent, ces derniers sont, de toute évidence, les écolos dépeints comme des "pères Fouettard" qui veulent voler les rêves de nos enfants ! Ce phénomène (décrit dans ce billet d'Alexandra Schwartzbrod) s'incarne particulièrement bien dans la figure de Sandrine Rousseau. Il suffit que l'écoféministe tweete une photo d'elle brandissant un bloc de faux foie gras pour que la twittosphère se déchaîne et la couvre d'insultes et de moqueries (comme à chacun de ses tweets, d'ailleurs).

Alors à elle, comme à vous, je souhaite un fantastique janvier !


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