"Violences à Aurillac" : le récit fait à la télé très contesté sur place

Clara Barge - - Médias traditionnels - 12 commentaires

Un localier : "On a vu arriver BFM et CNews avec leurs caméras, venir chercher ce qu’ils voulaient : de l’audimat"

"Violences", "policiers blessés", "situation incontrôlable"… Voilà l’image qui a été donnée, à la télévision, du festival de théâtre de rue d’Aurillac (3000 artistes et 180000 spectateur·ices), notamment sur CNews et BFMTV. Des conclusions très affirmatives, fondées sur des sources parfois contestables. "Arrêt sur images" a eu accès à d’autres récits des évènements, très éloignés du chaos décrit par la télévision. Certains titres nationaux ont fait état de "300" casseurs. "Complètement faux", selon un journaliste local et plusieurs festivalier·es, qui en ont estimé… six fois moins. Un récit contradictoire absent à l'écran.

Entre deux spectacles de théâtre et de cirque, Louna, 24 ans, reçoit un message de sa grand-mère. "Tout va bien ma chérie ? J'ai vu les émeutes aux infos". Elle lève les yeux au ciel : elle était présente à Aurillac, cette nuit du 20 au 21 août, au festival d'art de rues. Un rendez-vous sur quatre jours, réunissant cette année 3000 artistes et 180000 spectateur·ices, où, selon la presse, "300 personnes, dont 60 cagoulées et masquées, s'en sont pris aux forces de l'ordre et aux commerces à Aurillac" (BFM), voyant "des affrontements entre des casseurs et deux compagnies de CRS" (L'Express). Loin de la "scène de guérilla" dont parlait le 20 heures sur France 2, Louna et plusieurs témoins sur place rapportent à Arrêt sur Images des scènes éloignées de ce qu'ont décrit des chaînes d'infos en continu. Parler d'émeutes urbaines serait, selon nos sources, "disproportionné". Un récit contradictoire absent à l'écran.

On lit des "violences urbaines" dans Libération,France Info, ou encore des "émeutes" dans Le Figaro ou BFM. Ce soir-là, la presse fait état de 300 "casseurs" (Valeurs Actuelles), "black-blocks" (Le Journal du Dimanche), "émeutiers" (Europe 1), ou encore "fauteurs de trouble" (Le Figaro) venu·es "attaquer les forces de l'ordre" et "mettre à sac Aurillac" (CNews). Les faits se seraient déroulés entre "23h30" et "3 heures du matin"."Jets de pierre, barricades et feux de poubelles" (TF1) : tout est parti, lit-on, "d'une interpellation en flagrant délit d'un individu en train de taguer la devanture d'une banque" (Le Figaro). Cet épisode a été l'objet de plusieurs heures d'antenne sur CNews ou BFMTV, où commentateur·ices se sont relayé·es pour condamner celles et ceux venu·es "casser la France" (Europe 1) ou "casser du flic" (BFM). L'Humanité, de son côté, estime que l'événement semble avoir été l'objet d'une "récupération politique de la droite et de l'extrême droite". 

"300 manifestant·es, c'est complètement faux"

Louna et Eliott étaient sur le Square Arsène Vermenouze le soir des incidents. "J'ai vu un mouvement de foule", raconte Eliott, 23 ans, venu profiter des arts de rue. "Les gens autour de moi me racontent que la police vient de mettre violemment au sol une personne qui taguait", raconte-t-il, "des gens ont couru pour aider la personne graffeuse, environ 50 ou 60 personnes sont rentrées dans l'affrontement avec la police, certains étaient bien cagoulés, et dans la panique, les policiers ont fait usage de violents  gaz lacrymogènes", ajoute Louna. 

Le journaliste Romain Leloutre couvrait le festival pour France 3 Auvergne. Lui aussi était sur place. Le nombre de "300 manifestant·es" émane d'une "source policière", selon l'Agence France Presse. Pour Romain Leloutre, "300, c'était complètement faux : il y avait une cinquantaine de personnes maximum". Il témoigne avoir été "choqué par le traitement médiatique de ce qui s'est passé mercredi". Lui et ses collègues de France 3 étaient la seule télévision sur place mercredi 20 août, mais le lendemain, "on a vu arriver BFM et CNews avec leurs caméras, venir chercher ce qu'ils voulaient : de l'audimat". Ce que Romain Leloutre espère face à cette "désinformation" : "c'est que certains journalistes s'en emparent pour faire un fact-checking"

Le bilan de la Protection civile - mobilisée sur le festival - est un référentiel pour rendre compte des dommages, ou du bon déroulement du festival. En 2023, on répertoriait 194 prises en charge (malaises, blessures, VSS...) de festivalier·es d'Aurillac. C'était 220 en 2024, et 156 en 2025. Soit "une baisse significative", selon le Directeur du festival, Frédéric Rémy. Celui-ci relate une édition où "aucun spectacle n'a été perturbé en tant que tel, ni mise en danger de public". Il regrette les incidents de mercredi soir, que "des vitrines aient été cassées, que certains commerçants aient subi des dommages". En revanche, il observe une médiatisation "totalement disproportionnée par rapport à l'impact réel sur le festival et les habitants d'Aurillac : à part ces incidents mercredi soir, tout s'est déroulé normalement".

Contraste avec le ressenti sur place

Le lendemain des affrontements, la Une du journal local, La Montagne, relate en effet un bien triste spectacle à Aurillac. Une couverture qui a commencé à faire parler dans les rues du festival : "sans les médias, personne n'en aurait parlé" estime Eliott. Si les sources interrogées par ASI convergent pour décrire un épisode délimité à mercredi soir, L'Express évoque un "événement [qui] se poursuit sous tension jusqu'à dimanche". Finalement, même l'envoyé spécial de BFMle reconnaît, en direct sur le terrain : "rien à signaler sur place, dans la rue, on a constaté une ambiance de festival de théâtres et d'arts de rue, finalement. L'heure est, pour tout vous dire, à la fête".

La séquence "Aurillac" est l'occasion, sur les plateaux, d'aborder des idées plus politiques. Sur BFM, Matthieu Valet, député RN, encourageait "tous les préfets de France à déposer systématiquement plainte contre ceux qui colportent la haine de nos forces de l'ordre [...], c'est du racisme anti-flic". Sur Europe 1, le micro est tendu au député RN Thomas Ménagé. Il donne son avis sur ceux qu'il considère comme ses "collègues", les CRS. (Le député n'a pourtant, d'après nos informations, jamais exercé de fonction de CRS.). À leur sujet, il affirme : Ils "auraient pu, dans un cadre de légitime défense, faire usage de leur arme, ils ne l'ont pas fait. En face, ils sont déterminés pour tuer des hommes et des femmes qui représentent l'État à travers la fonction de police et de gendarme"."

On retrouve, côté CNews, le même discours sécuritaire. La chroniqueuse Catherine Rambert déclare, au sujet des manifestant·es : "il faut vraiment leur faire peur, et faire vraiment des sanctions", car selon elle, "tant que la réponse n'est pas assez forte, ces gens recommenceront des actes répréhensibles".

Pas un reportage sur les 750 spectacles par jour

Romain Leloutre se désole qu'au niveau national, "tout ce qui reste, c'est une nuit d'émeute", alors que sur le terrain, "il n'y a eu aucun reportage sur les spectacles, sur le grand succès d'Aurillac au niveau culturel". Plus de 620 compagnies de passage, rémunérées au chapeau, et 18 compagnies officielles, étaient en représentation au festival d'Aurillac. Rares sont les journaux, comme La Montagne ou encore L'Humanité, qui ont médiatisé ce "bouillon de culture populaire".  

Eric Bonnet est un habitant d'Aurillac. "Très orientée", c'est ainsi qu'il qualifie l'image donnée à voir dans les médias de l'édition 2025 du festival, à laquelle il a participé. "Il y a toujours eu des Aurillacois dérangés par le festival, et c'est normal ! Il faut aussi les entendre. Mais de là à dire que la population est traumatisée… moi-même, j'ai appris ce qui s'est passé par les infos". L'Aurillacois estime que "le festival doit pouvoir continuer et ne pas être instrumentalisé à des fins politiques d'ultra droite...". Concernant son expérience du festival, il se dit "réjoui", mais "déçu qu'on ne parle que de cet épisode et pas du reste"Son meilleur souvenir : le spectacle aérien ADN, Odyssée verticale de la compagnie TranseExpress, qui a réuni 12 000 personnes le vendredi soir.

Le Directeur du festival, Frédéric Rémy, ainsi que son équipe, revendiquent une "grande réussite" pour l'édition 2025. "Il y a un mélange intergénérationnel et inter-social unique à Aurillac, où de plus en plus de nouvelles générations d'artistes arrivent avec de nouveaux codes esthétiques". Frédéric Rémy observe depuis plusieurs années que le "secteur culturel et la création artistique, menacés, deviennent de plus en plus des cibles idéologiques". Un milieu déjà gravement précarisé par les coupes budgétaires.

Vendredi : "violences policières" non médiatisées ?  

Suite aux affrontements de mercredi, deux compagnies de CRS 83, spécialisées dans les émeutes, se sont additionnées aux trois brigades déjà sur place, pour sécuriser les quatre jours de festival. Un dispositif policier en renfort pour une ville placée sous le statut de "sécurité renforcée". Vendredi 22 août, CNews communique sur une "nouvelle nuit de violences" à Aurillac. Pour le journaliste Romain Leloutre, il s'agissait pourtant avant tout d'une "opération de police". Deux personnes ont été interpellées. Louna, elle, a rejoint l'appel à la "manif' sauvage, vers 19h".

Au total, se remémore-t-elle, "une quarantaine de personnes se sont retrouvées pour manifester. Seulement quelques personnes étaient cagoulées". Après avoir déambulé dans les ruelles, "on est tombés sur les CRS, alignés en face de nous, et l'un d'eux s'est avancé avec un mégaphone pour nous dire «Vous êtes un rassemblement illégal, dispersez-vous avant qu'on utilise la force»" relate Louna. Deux minutes après, "ils ont chargé et matraqué des gens au sol, un homme a été traîné par les pieds." Selon elle, "c'était vraiment un épisode de violence policière". Mais cet épisode, regrette Louna, "n'a pas été relayé par les médias"

Et les bonnettes ?

CNews a préféré réaliser ses interviews sans ses bonnettes rouges. Les passant·es savaient-ils au moins qu'ils et elles s'adressaient au média d'extrême droite ? Un autre élément a retenu l'attention d'ASI, en visionnant l'interview de cet "habitant d'Aurillac". Il s'appelle Patrick Casagrande et témoigne d'un "traumatisme pour nous, les habitants." Et d'affirmer : "Tout le monde ne parle que de ça à Aurillac". CNewsaurait pu préciser qu'il s'agissait du futur candidat LR pour la ville. Notre journaliste de France 3, Romain Leloutre, rappelle le contexte dans lequel cet habitant-candidat s'exprime : "Ici, tout le monde le sait, il est sur toutes les photos officielles : Patrick Casagrande vise la mairie pour les municipales d'Aurillac"

Contactées, les rédactions de CNews et BFMTV n'ont pas donné suite à nos sollicitations.

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