Rafles anti-migrants, les activistes US s'organisent en ligne
Justine Brabant - - 15 commentairesDéjouer les ruses des policiers, savoir où et quand les arrestations sont les plus fréquentes, connaître les numéros d'avocats et les lieux où se réfugier en cas de danger... Depuis l'annonce par Donald Trump de rafles massives dans plusieurs grandes villes des États-Unis, militants, élus et médias américains partagent conseils et informations aux sans-papiers - et cela semble fonctionner.
Une fois n'est pas coutume, le message d'Alexandria Ocasio-Cortez est en français dans le texte. "ICE [la police aux frontières américaine] va lancer des raids dans 10 grandes villes ce DIMANCHE. (...) Préparez-vous." Sur le post Facebook de l'élue américaine, on peut aussi lire du créole haïtien : "Nou gen dwa legal lè ICE dèyè pòtnou" ("Quand l'ICE est à notre porte, nous avons des droits"). Dans d'autres publications, la charismatique représentante démocrate lance les mêmes mots d'ordre en espagnol et en mandarin : préparez-vous aux rafles de la police aux frontières en vous informant sur vos droits et n'ouvrez pas votre porte à des policiers qui ne disposent pas d'un mandat signé par un juge.
Une élue américaine qui multiplie les messages en français, créole, espagnol ou mandarin - la situation n'est pas commune mais elle intervient dans un contexte lui aussi hors du commun : des attaques d'une rare violence lancées ces dernières semaines par le président américain contre les sans-papiers, les étrangers et plus généralement tous ceux que Donald Trump estime ne pas être de "vrais" Américains.
Climat de chasse aux étrangers
Alexandria Ocasio-Cortez a d'ailleurs personnellement fait les frais de ce climat. Avec d'autres élues démocrates issues de l'immigration, elle a été la cible de tweets injurieux du président les enjoignant à "retourner chez elles", ces "pays où les gouvernements sont une catastrophe complète et totale, les plus corrompus et incapables du monde (si tant est qu'ils aient un gouvernement qui fonctionne tout court)", ces "endroits complètement détruits et gangrenés par le crime".
Des quatre démocrates implicitement visées par Trump (l'élue de New York
Alexandria Ocasio-Cortez, l'élue du Massachussets Ayanna Pressley,
l'élue du Michigan Rashida Tlaib et l'élue du Minnesota Ilhan Omar),
une seule pourtant n'est pas née sur le sol américain - Omar a émigré de
Somalie en 1991. Quant à Ocasio-Cortez, Pressley et Tlaib,
si elles devaient effectivement "retourner d'où elles viennent", il s'agirait respectivement de New York, Chicago et Detroit.
"Instiller un climat de peur"
Outre ces attaques visant des élues, Trump a promis depuis plusieurs semaines des rafles massives et imminentes de sans-papiers dans les grandes villes américaines. Dès le 17 juin, le locataire de la Maison-Blanche annonçait que l'ICE (pour Immigration and Customs Enforcement), la police chargée du contrôle des douanes et des frontières, allait commencer à "faire partir les millions d'étrangers entrés illégalement sur le territoire américain", promettant qu'ils quitteraient le territoire "aussi rapidement qu'ils y étaient entrés". Le 11 juillet, des fonctionnaires précisaient les contours de l'opération à venir : les raids, visant une dizaine de villes américaines, auraient pour objectif d'arrêter "au moins 2000 personnes" en situation irrégulière, rapportait ainsi un article du New York Times. Le début des rafles a été formellement confirmé vendredi 12 juillet, lorsque Trump a déclaré que les premières arrestations auraient lieu dimanche.
A l'issue du week-end, le bilan était pourtant bien plus faible qu'annoncé. "Seule une poignée d'arrestations semble avoir eu lieu, et elles n'ont été signalées que dans quelques villes" observait le 14 juillet le New York Times. La faiblesse du nombre d'opérations tentées par la police aux frontières a même conduit certains commentateurs à émettre l'hypothèse que Trump ne comptait pas procéder à des rafles massives mais souhaitait distiller un climat de peur chez les immigrés, tout en contentant son électorat raciste.
Une descente de police mise en échec par instagram
Quelles qu'aient été les intentions du président américain, une chose est certaine : les quelques rafles qui ont été tentées se sont souvent soldées par un échec. La raison ? Les agents de police n'ont tout simplement pas pu entrer dans les maisons où vivaient les personnes ciblées. Faute d'autorisation explicite par un juge, l'ICE n'a en effet pas le droit d'y entrer par la force - ce que plusieurs habitants se sont empressés de leur rappeler.
Dans deux quartiers de New York, "les agents ont été refoulés par des habitants parce qu'ils n'avaient pas de mandats" relève ainsi le Wall Street Journal. Certaines de ces interpellations ratées ont été filmées : la vidéo d'un jeune homme refusant d'ouvrir sa voiture (où se trouvaient deux sans-papiers qu'il accompagnait au tribunal) à des agents de l'ICE, après leur avoir signifié que le papier qu'ils brandissaient n'était pas un vrai mandat, a ainsi été vue plus de 7 millions de foiset "likée" 35 000 fois.
ICE: “This is a warrant.”
— Qasim Rashid, Esq. (@QasimRashid) July 14, 2019
Activist: “No it’s not.”
This citizen stopped ICE from arresting 2 undocumented immigrants because he knew his rights.
As#ICERaids start today, know your legal rights & proceed accordinglypic.twitter.com/i9aGYdf1V2
A Chicago, une autre tentative d'arrestation a tourné court parce qu'"une femme a refusé d'ouvrir la porte" tandis qu'à Passaic, dans le New Jersey, une descente de police a été mise en échec, selon le New York Times, grâce à l'intervention d'une adolescente. "Une adolescente qui habite avec ses parents à Passaic a raconté avoir été réveillée vers une heure du matin par des hommes dont elle pense qu'ils étaient des agents de l'ICE. Ayant vu de nombreux posts [de la campagne] "Connaissez vos droits" sur Instagram, elle savait qu'il ne fallait pas leur ouvrir", raconte le quotidien, à qui l'adolescente a détaillé : "Ils m'ont dit : 'Nous avons besoin de te parler, peux-tu nous ouvrir ou sortir ?', je leur ai répondu : 'Est-ce que vous avez la permission d'entrer chez moi, est-ce que vous avez un papier ?'"
Sauvée par Instagram : l'histoire n'est pas si anecdotique qu'elle y paraît. Car les échecs de ces raids sont le fruit de mois de mobilisation intense, tant dans la rue qu'en ligne, des réseaux militants, des "communautés" (quartiers, congrégations religieuses, ...) et de certains élus. Ces dernières semaines, des milliers de posts ont été publiés et de flyers distribués pour rappeler aux sans-papiers leurs droits et la conduite à tenir face aux agents de l'ICE - en particulier le fait qu'ils ne sont pas obligés d'ouvrir la porte aux policiers si ces derniers ne possèdent pas de mandat signé par un juge.
Le fruit d'une Intense campagne en ligne
En ligne, les posts se sont multipliés sous les hashtags #KnowYourRights ("Connaissez vos droits") et #NeverAgainIsNow ("Plus jamais ça, c'est maintenant"), dans plusieurs langues et avec moult illustrations à l'appui. Ici, c'est "United we dream", une organisation de jeunes sans-papiers comptant plus de 400 000 membres à travers les Etats-Unis, qui rappelle de ne pas ouvrir la porte, de garder le silence "au nom du cinquième amendement" ou encore de ne rien signer sans en avoir parlé à un avocat :
Ces messages exposent également les pratiques policières les plus fréquentes afin que les personnes visées ne soient pas prises par surprise. Dans plusieurs posts en espagnol, l'ONG Immigrant defense projet (IDP) détaille ainsi les "ruses communément utilisées par l'ICE" pour identifier ou interpeller des sans-papiers. L'organisation y rappelle les mensonges les plus fréquents utilisés par la police aux frontières pour entrer chez les gens ou les faire sortir sur leur palier : se faire passer pour des policiers locaux qui enquêtent sur un crime commis dans le quartier, ou encore faire croire à la personne concernée qu'elle a été victime d'un vol de ses papiers d'identité.
L'organisation a traduit ses conseils pour faire face à l'ICE en seize langues : anglais, espagnol, français, penjabi, arabe, créole haïtien, bengali, hindi, coréen, tagalog, russe, ourdou, portugais, hébreu, mandarin simple et mandarin traditionnel.
Ces conseils et avertissements ont été déclinés sous la forme d'affiches collées sur les vitrines des magasins (on peut en apercevoir une sur l'une des photos qui illustre cet article de BuzzFeed) ou encore de petits papiers imprimés, comme ces mini-tracts au format carte de visite mis au point par l'équipe d'Alexandria Ocasio-Cortez. Ils récapitulent les conseils (en espagnol) et au verso, expliquent en anglais, à destination des policiers : "En vertu des droits qui me sont garantis par le 5eme amendement de la Constitution des Etats-Unis, je ne souhaite pas vous parler, répondre à vos questions ni vous remettre de documents (...)".
la procureure tweete en faveur des sans-papiers
Ces conseils ont été partagés bien au-delà des cercles traditionnels de militants des droits des personnes sans-papiers. Outre AOC à New York, le sénateur démocrate Brian Benjamin, la sénatrice démocrate (et candidate à la présidentielle) Kamala Harris ou encore le maire de New York, Bill de Blasio, ont partagé des messages rappelant à leurs administrés leurs droits face à la police aux frontières. Les maires de Chicago, San Francisco, Los Angeles, Baltimore, Denver et Atlanta ont dénoncé publiquement les rafles et ordonné à leurs polices de ne pas coopérer avec ICE. Des prêtres et des rabbins ont condamné la politique d'arrestations et prodigué des conseils de prudence à leurs ouailles. A New York, la procureure générale en personne a pris la parole, tweetant : "Alors que les rafles de l'ICE ont lieu ce week-end, sachez que New York est là pour vous aider. Si vous avez besoin des services de l'immigration ou de conseils, appelez le numéro multilingue du Bureau de l'Office des Nouveaux Américains : 1-800-566-7636".
Mais il y a plus surprenant encore, vu de France : les conseils délivrés aux sans-papiers par... plusieurs médias. Dans un article en espagnol intitulé "Que faire si ICE toque à votre porte, essaie d'entrer chez vous ou vous arrête dans la rue", le réseau de télévision Telemundo prodigue ainsi ses recommandations et encourage ses internautes et téléspectateurs à imprimer une petite carte (pdf) récapitulant la conduite à suivre. "Alors que Miami s'attend à des expulsions, quelques conseils sur vos droits si ICE toque à la porte", conseille également le Miami Herald à ses lecteurs. La presse locale n'est pas la seule à avoir fait ce choix : on trouve un article du même acabit sur ... TeenVogue, la déclinaison pour ados du célèbre magazine de mode.
Carte des descentes de police
Ce tir groupé a donc contribué à déjouer les quelques rafles tentées par ICE autour du 14 juillet. Mais les opposants à la politique migratoire de Trump savent que la bataille n'est pas terminée. Pour faire face à de probables nouvelles descentes, ils mettent au point d'autres outils. Deux ONG de défense des droits humains (l'Immigrant defense project et le Center for constitional rights) éditent régulièrement un (très) copieux guide de défense face aux rafles et arrestations.
En 255 pages, il détaille ce que l'on sait des lieux où opère la police, des profils des individus qu'elle cible le plus souvent ou encore des techniques d'arrestation les plus fréquentes. Le guide rappelle que Trump n'est pas le premier président à s'en prendre aux personnes sans-papiers, mais identifie les nouveautés de son mandat - le caractère massif des expulsions mais aussi, par exemple, l'habitude prise par les agents de l'ICE d'aller arrêter les sans-papiers dans et autour des palais de justice.
Les mêmes ONG tiennent à jour un outil plus élaboré encore : une carte recensant toutes les opérations menées par l'ICE ces dernières années dont ils ont eu connaissance. Dénommée ICEwatch, la carte affiche sous la forme de points de couleur les lieux où la police a tenté des descentes, et pour chacune livre un bref récit de l'opération. Il est possible de trier les résultats par lieu visé (maison, tribunal, rue...) et par tactique utilisée (surveillance, entrée sans mandat, ruse, utilisation de la force...). Elle recense 1077 raids à ce jour.
Enfin, en cas de danger imminent, des militants ont élaboré une autre carte : celle des lieux de culte qui ont accepté de devenir des "refuges temporaires" pour les personnes recherchées par la police aux frontières (qui n'a pas le droit de procéder à des arrestations dans des écoles ou des lieux de culte) ou ciblées par des violences racistes. Les responsables de ces mosquées, synagogues et églises ont répondu à l'appel d'une autre organisation de défense des droits des sans-papier, la New Sanctuary Coalition. L'idée est de permettre "de se sentir en sécurité et d'être au calme" pendant quelques heures ou quelques jours. Pour les sans-papiers qui n'auraient pas de connexion Internet, la New Sanctuary Coalition encourage ces "refuges" à se signaler en arborant un "S" (pour "Sanctuary") sur leur porte ou leurs fenêtres. L'initiative est pour l'instant limitée à New York.
La bataille contre les rafles à domicile serait-elle en passe d'être gagnée à force de communication ? Certains observateurs veulent le croire, à l'image de la militante pour les droits des sans-papiers (et ex-membre de la campagne Clinton) Paola Ramos, qui assurait dimanche 14 juillet sur MSNBC que "désormais, la communauté est préparée" aux raids. Mais il ne s'agit que d'une bataille parmi toutes celles (centres de rétention à la frontière, enfants séparés de leurs parents et nouvelles limitations du droit d'asile) lancées par Trump dans sa guerre déclarée aux étrangers.