Une journaliste, une idée fixe #1 : Marine Turchi et les violences sexuelles
Emmanuelle Walter - - Investigations - 29 commentairesÉpisode 1 de notre série d'été sur ces journalistes obsessionnels qui font bouger les lignes.
Quand on parle du journalisme sur les violences sexuelles après #MeToo, "Mediapart" apparaît comme un média phare. Et quand on parle du journalisme sur les violences sexuelles à "Mediapart", le travail de Marine Turchi s'impose. Nous l'avons interviewée sur sa démarche, pour inaugurer notre sérié d'été sur les journalistes obstinés qui transforment la société.
L'affaire Denis Baupin. L'affaire Adèle Haenel. L'affaire Luc Besson. L'affaire Gérald Darmanin. L'affaire Tariq Ramadan. L'affaire Gabriel Matzneff. D'autres, avec des noms moins connus, dans la police ou l'éducation nationale... Mediapart
a révélé tout ou partie de ces affaires de violences sexuelles, contribuant à politiser ce qui n'appartenait qu'à la sphère privée ou aux rubriques faits divers, contraignant la France à ne pas échapper au mouvement #MeToo. Parmi les journalistes à l'origine de ces enquêtes retentissantes, Marine Turchi, qui a accepté de répondre aux questions de notre série d'été consacrée aux idées fixes des journalistes persévérants.
Arrêt sur images : - Comment ce sujet est-il devenu une obsession ?
Marine Turchi : - En 2016, ma collègue de Mediapart
Lénaïg Bredoux a révélé l'affaire Denis Baupin(alors député EELV de Paris, Denis Baupin est accusé d'agressions et d'harcèlement sexuels par des élues et militantes EELV, ndr).
Je suis venue en renfort pour traiter des retombées de cette enquête. Ensuite... nous avons reçu une avalanche de témoignages sur les violences sexuelles. Or cet enjeu était absent des médias, ou mal traité, ou cantonné aux rubriques fait divers.
J’ai ensuite signé, avec Lenaïg, une enquête au sujet d'alertes sur des faitsde harcèlement moral et sexuel au ministère de l’Environnement, en mai 2016 (la ministre était Ségolène Royal, ndr)
. Puis, en 2017, j'ai quitté officiellement le service politique, où je suivais le Front national depuis plusieurs années, pour le service Enquêtes. On a décidé que je traiterais, notamment, les violences sexuelles, pour gérer l’énorme afflux de témoignages qui nous parvenaient ! En septembre 2017, j'ai commencé à travailler sur l’affaire Darmanin, sans rien publier dans un premier temps. C'était un mois avant que le mouvement #MeToo éclate aux États-Unis.
ASI : - Votre histoire personnelle a-t-elle joué un rôle dans votre intérêt pour ce sujet ?
Marine Turchi : - Je dirais que j’étais conscientisée sur ces questions. Quand je m’empare d’un sujet, je le fais à 200%. Quand vous m’avez sollicitée sur le thème des obsessions des journalistes, je ne savais pas si cela porterait sur l'extrême droite ou sur les violences sexuelles (rires) ! J’ai passé 10 ans à travailler sur le Front national. Comme je l’avais raconté sur le plateau d’Arrêt sur images
, Mediapart
, et donc moi, avons été black-listés par Marine Le Pen : je ne pouvais plus me rendre aux événements publics du parti, ni avoir accès à ses responsables. Mais ça nous a poussés à faire autre chose, notamment à enquêter sur les coulisses financières du FN, sur les hommes de l’ombre.
ASI : - Quel a été l’impact le plus notable de vos investigations sur les violences sexuelles ?
Marine Turchi : - Nous sommes plusieurs à enquêter sur ce sujet à Mediapart
. C'est très difficile de juger nous-mêmes l'impact de notre travail, d'autant qu'il faudra des années de recul pour le mesurer. Mais en ce qui me concerne, je crois que l’impact vraiment marquant a été cette porte ouverte par Adèle Haenel dans la foulée de l’enquête que j'ai consacrée à ses accusations contre le réalisateur Christophe Ruggia, notamment lorsqu'elle a témoigné en direct sur le plateau de Mediapart
. Je me souviens encore de la puissance de ses mots, de mes collègues accrochés à leurs chaises comme pendant le décollage d’un avion. Il s’est passé quelque chose, c’était incroyablement fort.
Adèle Haenel a ouvert la porte, et elle ne s'est plus refermée depuis.
Après cette émission, que beaucoup de gens ont vue sur YouTube, notamment un public jeune, nous avons reçu des centaines de témoignages, et pas seulement de victimes mais aussi de témoins, comme autant de lanceurs et lanceuses d’alerte. #MeToo avait été plus taiseux en France que dans les pays anglo-saxons. Adèle Haenel a ouvert la porte et elle ne s'est plus refermée depuis : ont suivi les témoignages de Valentine Monnier sur Roman Polanski, de Vanessa Springora sur Gabriel Matzneff, de Sarah Abitbol sur son ex-entraîneur, de Camille Kouchner sur Olivier Duhamel, et toutes sortes d’autres affaires, concernant aussi bien McDonald's que le milieu de l’art, de la musique, de la gastronomie ou de l'édition.
À Mediapart
, le travail sur les violences sexuelles est encadré par notre "gender editor" Lenaïg Bredoux (responsable éditoriale des questions de genre, pour favoriser un traitement moins sexiste de l’actualité, ndr)
, et par le co-responsable du pôle enquêtes, Michaël Hajdenberg. Mon travail n’existerait pas sans Lenaïg et Michaël. Notre travail collectif a contribué, je crois, à sortir le sujet de la rubrique faits divers, et à interroger les mécanismes de pouvoir et de domination, de silence et de complicité qui lui sont associés.
ASI : - Quels sont les moments les plus forts que vous ayez vécus ?
Marine Turchi : - Depuis que je travaille sur ce sujet, je suis bluffée par le courage et la détermination des personnes victimes, que tout pourtant incite à se taire. Elles n’ont en général rien à gagner à parler, elles le font le plus souvent pour éviter qu’il y ait de nouvelles victimes. Un moment marquant concerne notre enquête sur le fiasco judiciaire d'une procédure visant un animateur d'une école maternelle parisienne, accusé de violences sexuelles. Comme les parents n’arrivaient pas à se faire entendre, ils ont décidé de filmer les récits, les paroles de leurs enfants. Regarder ces vidéos en compagnie des parents bouleversés, c’était terrible. Une fois que l’article est sorti, leur sentiment d’être enfin écoutés était très fort. Cela a permis de mettre un coup de projecteur sur des dysfonctionnements de l'institution. Ce sont des moments où vous vous sentez utile.
ASI : - Aviez-vous anticipé que vous passeriez tant de temps sur ce sujet ?
Marine Turchi : - Les enquêtes sur les violences sexuelles, on sait quand ça commence, on ne sait jamais quand ça finit ! Et encore moins si on va être en mesure de les publier. Elles nécessitent un temps long. Il faut avoir la confiance des personnes victimes, retrouver des témoins ou confidents, rassembler les éléments, des documents éventuels, et enfin confronter le mis en cause. Parfois il faut attendre longuement que quelqu’un se confie... Vous remuez beaucoup de choses, ça nécessite une grande disponibilité. Il arrive souvent qu'on mette l'enquête en pause, puis on y revient plus tard, grâce à une nouvelle piste. À chaque fois que je me suis dit "Ça va prendre trois semaines"
, ça a pris trois mois... Vous ne gérez pas des documents, des tableaux de chiffres ou des procédures ; vous gérez des témoignages humains qui ne font pas nécessairement l’objet d’une procédure judiciaire. C’est très difficile.
Mon grand regret, c’est de n’avoir pas pu achever l’enquête sur des accusations de violences sexuelles à l’encontre du cinéaste Claude Lanzmann.
ASI : - Comment avez-vous surmonté les moments de découragement ?
Marine Turchi : - Ce qui nous porte, c’est le courage de ces personnes qui brisent une omerta énorme, victimes comme témoins. Quand j’ai des moments de découragement, je pense à leur courage, à elles et eux, qui vont devoir affronter l’arène médiatique, qui s’exposent à des représailles personnelles ou professionnelles.
ASI : - Est-il préférable d’être journaliste indépendant pour faire ce type d'enquêtes ?
Marine Turchi : - Je suis salariée de Mediapart
, et non pas journaliste indépendante. Mais c’est bien l’indépendance financière et éditoriale de Mediapart
, les choix très forts qui ont été faits en faveur de l’enquête, la place qu’on accorde à ces sujets, qui permettent que ces affaires sortent. Pendant un an, un sujet est à l’agenda, une affaire qui n'est pas judiciarisée, dont on ne sait même pas si elle sortira... C’est un sacré choix éditorial. Il faut rappeler une évidence : les violences sexuelles sont un gigantesque problème de santé publique, et donc des faits d'intérêt public, pas des faits privés.
ASI : - Un sujet obsédant peut-il conduire à un enfermement ?
Marine Turchi : - Oui. Il faut savoir s'aménager des respirations. Pour moi, c’est important de ne pas traiter uniquement de ce sujet, de ne pas vivre H-24 sur la planète "violences sexuelles", entre guillemets. Alors je "m'aère" avec des affaires politico-financières, j’ai par exemple enquêté avec mes collègues sur les affaires Benalla et De Rugy, ou sur les financements du RN (rires).
ASI : - Avez-vous commis des erreurs, avez-vous des regrets ?
Marine Turchi : - Mon grand regret, c’est de n’avoir pas pu achever l’enquête sur les accusations de violences sexuelles à l’encontre du cinéaste Claude Lanzmann, dont certaines étaient publiques. Nous avions enquêté pendant des mois avec Manuel Jardinaud (décédé en mars 2021, ndr
). Mais nous n’avons pas pu recueillir le contradictoire : Lanzmann est décédé.... Je m’en suis voulue. Mais c'était long, difficile, sans doute l’enquête la plus difficile que j’ai eue à mener, les témoins pensaient qu’on traînait parce qu’on se censurait... Mais non, bien sûr ! Je menais en même temps d'autres enquêtes - sur Tariq Ramadan, Gérald Darmanin, Luc Besson... À partir du moment où le mis en cause est mort, et qu'on n'a pas réalisé l'étape impérative du contradictoire, on ne peut plus publier d'article. Ça a été très difficile de l'annoncer aux personnes qui avaient eu le courage de témoigner. D’autant qu’elles avaient une attente énorme. Nous avons d'ailleurs été interpellés publiquement sur le sujet, c’est pour cette raison que nous nous sommes expliqués dans ce billet de blog.
Le plus dur ce ne sont pas les enquêtes qu'on fait, ce sont toutes celles qu'on ne pourra pas faire...
De manière générale, le plus dur ce ne sont pas les enquêtes qu'on fait, ce sont toutes celles qu'on ne pourra pas faire. C'est de recevoir des centaines de témoignages qu'on ne pourra pas traiter. Des gens réfléchissent pendant des mois voire des années avant de vous écrire, soudain ils y parviennent et vous devez leur dire que vous n’aurez pas le temps d’enquêter sur leur histoire... Heureusement, parfois, des témoignages peuvent être très utiles quelques années plus tard, en alimentant des enquêtes transversales par exemple.
Un autre regret, c’est le fait de ne pas avoir donné le nom complet d’un agresseur, un ancien chef de police municipale dont j’avais simplement mentionné le prénom et l’initiale du nom, alors même qu'il avait été condamné définitivement et qu'il avait un statut hiérarchique. La policière victime, elle, assumait que son nom soit mentionné... Ça a donné un effet de sens bizarre. Ça m’a interpellée après coup : j’aurais mis son nom s’il avait été condamné pour corruption, pourquoi ne l’ai-je pas mis alors qu'il était condamné pour agression sexuelle ?
ASI : - Voulez-vous continuer à travailler sur ce sujet, et quelle que soit la réponse, pourquoi ?
Marine Turchi : - Oui... en poursuivant des respirations sur d'autres sujets. Oui, parce que l’omerta est toujours présente à de nombreux endroits, malgré les avancées et les nombreuses révélations. Cette ère post-#MeToo est intéressante. Il y a ce qui change mais il y aussi ce qui ne change pas : dans de nombreux secteurs professionnels, hors politique, hors monde culturel, la question des violences sexuelles n'a pas été explorée. Il y a des angles morts, des gens qui n’arrivent pas jusqu’à nous pour raconter leur histoire. Il y a encore beaucoup de victimes invisibilisées, notamment celles issues des minorités.
ASI : - Comment ce travail au long cours vous a-t-il transformée ?
Marine Turchi : - Même en étant très conscientisés, on a tous en nous des préjugés, on a tous eu des réactions pas adéquates ou stéréotypées face à ces questions au cours de notre vie. Cette série d’enquêtes, ça me fait regarder le monde autrement . D’autant que je suis scotchée par la capacité d’analyse des victimes de violences sexuelles, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle. Elles ont pris le temps d'analyser leur situation, les rapports de pouvoir et de domination, elles vous sortent des phrases d’une force... Ça, c’est transformateur.