Un toutologue suisse envahit les médias français

Thibault Prévost - - 102 commentaires

Jean-Dominique Michel se dit anthropologue mais peut disserter sur tout

La crise du Covid-19 a permis à Jean-Dominique Michel, célèbre toutologue suisse, de franchir les Alpes et d'installer son discours anti-système dans la presse française. Selon lui, le virus est une "épidémie plutôt banale". Il soutient Didier Raoult. Portrait.

Le 4 mai, au Sénat, le sénateur Claude Malhuret a développé deux théories inédites sur la présence des "experts" des plateaux de télévision. La première est une règle de proportionnalité inverse :"Plus il y a d'experts, moins on comprend". La seconde est une catégorisation : la télé, énumère le sénateur, fait coexister "les grands experts, (...) les petits experts, (...) les soi-disant experts (...) et enfin les faux experts". Les grands experts, on les connaît, c'est le principe ; les petits, on les a découverts depuis mars, encore mal assurés ; et puis, quelque part entre les deux dernières catégories, il y a Jean-Dominique Michel, vétéran de la télévision helvète, débarqué dans le paysage médiatique français au début de la crise sanitaire.

Le 9 mai dernier, ce Suisse de 55 ans, ni médecin ni chercheur, a été interviewé par France Bleu et présenté comme "l’un des plus grands spécialistes mondiaux de santé publique [qui] connaît les épidémies et les dispositifs sanitaires en place dans le monde" (le journaliste à l'origine de l'article n'a pas donné suite à nos sollicitations). Trois jours plus tard, il était reçu par André Bercoff (Sud Radio) en qualité d'"anthropologue et expert en santé publique", pour déclarer tranquillement que "l'essentiel de ce qui a été professé par les responsables que la population française a élu, notamment pour s'occuper de sa santé, ne tenait pas la route" et que plusieurs rapports et modélisations  "n'ont aucun sens sur le plan de la validité scientifique".

Depuis le début de la crise sanitaire, Jean-Dominique Michel doit son succès à un discours à la fois très critique des politiques de santé publiques françaises et rassurant sur la dangerosité du virus, qu'il minimisera volontiers au point de le décrire comme une "épidémie plutôt banale". Un cocktail rhétorique taillé pour la viralité qu'il saupoudre de marginalité incomprise et de piques contre la "médico-cratie" des chercheurs, la médecine occidentale et les journalistes dans ses nombreux posts de blog - il en anime trois dont l'un, "Anthropo-logiques", est hébergé par le quotidien suisse francophone LaTribune de Genève. C'est l'un de ces textes qui va franchir les Alpes et révéler l'anthropologue suisse dans les médias français.

La célébrité en deux actes

Le 18 mars, Michel poste un long récit intitulé "Covid : fin de partie ?!", soit l'un des slogans de Didier Raoult.  Il y réfute la version que les autorités françaises donnent du coronavirus, assure que "le Covid-19 est bénin en l'absence de pathologie préexistante" et que les modélisations sont "rien moins que délirantes". Il y défend Raoult et la chloroquine au fil de longs paragraphes touffus et documentés. Le texte est repéré puis reproduit le 20 mars par un blogueur du Club de Mediapart (un espace non modéré par la rédaction). Les vues explosent : plus de 760 000 en deux jours, ce qui en fait le texte le plus lu de l'année sur la plateforme.

Puis vient la controverse, relatée par CheckNews : le texte est retiré, puis remis en ligne et amendé par Mediapart du fait d'un passage contesté sur le taux de contamination en Chine, avant d'être supprimé par le blogueur, re-posté par un autre, à nouveau supprimé par le modérateur du site... et finalement remis en ligne. Suffisant pour crier à la censure. Viral, son texte va ensuite être relayé, sur Twitter,  par des personnalités de gauche comme le député François Ruffin, l'économiste Thomas Piketty ou le philosophe Edgar Morin. Jean-Dominique Michel a gagné ses lettres de noblesse.

Le 25 mars, Marianne l'évoque (un "anthropologue de la santé") dans un article consacré à la "vérité scientifique" autour de la chloroquine. Le 31 mars, L'Obs, dans un article sur les soutiens "hétéroclites" du professeur Raoult, est beaucoup plus sceptique sur cet "« expert en santé publique »" entouré d'épais guillemets : "Jean-Dominique Michel a beau ne pas être un scientifique, mais un anthropologue, par ailleurs ardent promoteur des médecines alternatives, il reçoit des centaines de messages de soutien", écrit l'hebdomadaire. Et peut-être autant de détracteurs, puisque le média suisse Heidi News, interpellé par ses lecteurs, publie le 13 mai une enquête sur la légitimité de ses prises de parole.

spécialiste de tout depuis 2003

Qu'à cela ne tienne : le 3 avril, il est consacré par Paris-Matchdans un portrait élogieux, qui salue le courage de cet "indépendant au profil intellectuel difficilement classable", "anticonformiste sur les bords, mais pas plus marginal que cela", et fustige le "lourd dédain de ses adversaires est celui que l’on retrouve dans tous les camps, lorsque s’opposent la France d’en haut et la France d’en bas."  Un mois plus tard, nouveau buzz, en vidéo : dans une interview en deux parties donnée à un site d'athlétisme suisse, Michel, rebaptisé "l’un des plus grands spécialistes mondiaux de santé publique depuis 30 ans", s'attaque aux politiques de santé publique française et au consensus scientifique. Un million de vues plus tard, le voilà chez Morandini. Entre temps, son aura a franchi l'Atlantique puisqu'on le retrouve le 9 avril sur Radio-Canada pour défendre, une fois encore, la chloroquine. Jean-Dominique Michel continue sa tournée francophone.

Sur son blog, Michel revendique "plus de 250 prestations et présences média dans les rubriques d’actualité et de société." En Suisse, son pays natal, le Genevois est un habitué des plateaux, particulièrement celui de la RTS. Comme l'a relevé Alexandre Alfonso, professeur associé à l'université de Leiden et sceptique vis-à-vis de Michel, entre 2003 et 2016, l'expert est invité une dizaine de fois à parler de tout et n'importe quoi, particulièrement dans l'émission Toutes Taxes Comprises (T.T.C). Du pape Jean-Paul II. Du nouveau billet de 50 francs. Du mouvement pacifiste. Des stickers Panini. De la ferveur autour de la Coupe du monde de foot. De la Streetparade. De l'affaire Natascha Kampusch. A chaque fois en qualité d'"anthropologue", "socio-anthropologue" ou "coach". Interrogé par ASI, un journaliste de la chaîne admet que "anthropologue, ça regroupe beaucoup de choses. Anthropologue de la santé, on sait même pas très bien ce que ça veut dire. Il fait partie de ces invités qui peuvent avoir un avis sur beaucoup de choses." Pour un autre ancien collaborateur, également contacté par ASI, Michel "faisait le job, il avait l’air de s’exprimer relativement bien". Lorsqu'on lui demande sur quelles qualifications il a été embauché comme "consultant", en revanche, c'est le silence.

Name-dropping et diplômes invérifiables

Il faut dire que sur sa page LinkedIn, ce ne sont pas les références académiques et les expériences professionnelles qui manquent : la liste est longue comme le bras. Étrange, puisqu'il déclarait lui-même à France Soir, le 8 mai dernier : "je n’ai pas fait carrière dans le monde académique, mais sur le terrain.(...) Sans être donc une sommité académique, je suis diplômé d’une maîtrise et licence en anthropologie de la santé, avec vingt-cinq ans de carrière en santé publique. Avant tout, je suis une personne pragmatique autant qu’intellectuelle, unpenseur de terrain." Un penseur tout-terrain, même, comme le démontre le 14 mai une enquête du zététicien Acermendax (alias Thomas Durand), qu'on retrouve derrière la chaîne YouTube La Tronche en Biais.

Premier constat: Jean-Dominique Michel n'a pas de carrière scientifique et n'a à notre connaissance publié aucun article de recherche. Il se déclare socio-anthropologue et le justifie par une longue liste d' "universités et hautes écoles, organisations internationales et gouvernementales", dans lesquelles il ne précise pas ses activités. 

Plus loin, il liste une "formation en bio-généalogie" à Esclarmonde, une structure qui forme à la naturopathie, puis deux diplômes de praticien et formateur à l' "Institut de Coaching et Thérapies d’Évolution" de Genève, anciennement "Institut de mémothérapie"... dont Michel est présenté comme le président lors d'une conférence en 2015. La mémothérapie? Selon la page de l'institut, ce serait "le résultat de quarante ans de recherche et de travail sur les émotions et la mémoire du corps reliée à d’autres mémoires plus subtiles (inconscient personnel, inconscient collectif, anamnèse de vies antérieures par le Lying)." En 2016, il aurait enfin obtenu un "diplôme de formation en R.E.M.A.S. (reprogrammation émotionnelle par les mouvements alternés et la sophrologie)", qui se révèle être une formation de deux-demi journées.

Un CV malléable

A regarder son cursus, la spécialité de Jean-Dominique Michel semble surtout être l'ésotérisme. Sa principale production, le livre Chamans, guérisseurs, médiums, les différentes voies de la guérison, paru en 2011 aux éditions Favre, le présente comme suit: "Spécialiste en anthropologie médicale, Jean-Dominique Michel a lui-même connu une guérison inexplicable suite à sa rencontre avec un guérisseur philippin, qui a ensuite offert de le former à sa tradition." Il enfile également les casquettes de thérapeute "formé aux pratiques d'évolution spirituelle et de guérison" pour dispenser des formations de deux jours (à 260 euros) et celle d'entrepreneur en consulting, à la tête d'au mois deux structures (BrainFit Institute, StandOut Consulting) et secrétaire général d'une association de "psychologie holistique", Pro Mente Sana.Il soutient et intervient à l’INREES (Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires) et l’ISSNOE (Institut Suisse des Sciences Noétiques), deux structures qui prônent une passerelle interdisciplinaire entre sciences et pratiques ésotériques. Au fil des séminaires, il manie tour à tours les neurosciences, la transe chamanique, le coaching, la guérison ou "l'énergie spirituelle" avec la même facilité que lors de ses interventions télévisuelles.

Son CV semble également malléable au gré des événements. Depuis la publication du thread d'alerte d'Alexandre Alfonso, son profil LinkedIn a changé : les noms de deux universitaires français bien réels,  Gilbert Durand et Michel Maffesoli, curieusement insérés dans le CV du Suisse, ont disparu. Le 1er mai, le blogueur Daniel Musy menait l'enquête sur plusieurs "sommités" universitaires avec qui Jean-Dominique Michel indiquait avoir travaillé. L'un deux, Ilario Rossi, anthropologue des sciences à l’université de Lausanne, répond que "M. Michel a la fâcheuse habitude d’instrumentaliser le nom d’autrui pour légitimer l’idée qu’il se fait de lui-même" et que "ses opinions et leur mise en forme sont souvent préoccupantes. Libre à lui de dire ce qu’il pense, mais qu’il le fasse comme citoyen et pas au titre de représentant légitime de l’anthropologie académique que son parcours ne l’autorise pas à revendiquer." Un autre de ces chercheurs, le psychiatre François Ferrero, a cordialement refusé de nous en parler "dans le contexte actuel tout encombré d’informations contradictoires".

De son côté, Jean-Dominique Michel poursuit son chemin. En parallèle de son activité médiatique, il a publié le 29 avril son second livre, Neuro-stratégies, comme prendre soin de son cerveau pendant le confinement. Et après !, chez HumenSciences. Une maison d'édition "consacrée à la pop science", dont les "auteurs sont tous des scientifiques", dirigée par Olivia Recasens, ex-journaliste au Point (où elle fut co-signataire en 2010 d'un mémorable reportage bidonné sur la polygamie) et co-autrice en 2018 du livre La vérité sur les vaccins avec Didier Raoult. Le 17 juin, Jean-Dominique Michel y publiera Covid-19: anatomie d'une crise sanitaire, chez le même éditeur. Il y revient, nous dit Livres Hebdo,"sur les leçons à tirer de la crise sanitaire et analyse le décalage entre la réalité de l'épidémie sur le terrain et les discours des autorités publiques et sanitaires." Ce qu'il fait déjà largement dans les médias francophones -à l'exception d'ASI : Jean-Dominique Micheln'a pas donné suite à nos sollicitations.

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