TV5 Monde : "l'affaire Kaci" secoue la rédaction

Nassira El Moaddem - - Silences & censures - Scandales à retardement - 67 commentaires

Auteur d'une interview musclée d'un porte-parole de l'armée israélienne, le journaliste Mohamed Kaci est au cœur d'un conflit entre la direction de TV5 Monde et les journalistes de la chaîne. Qui dénoncent des pressions extérieures et un lâchage en règle de leur collègue par la direction.

Cela fait désormais dix jours que la rédaction de TV5 Monde a reçu le communiqué de presse de leur direction, dix jours que leur colère n'est pas retombée. "Quand je l'ai parcouru pour la première fois, je n'en croyais pas mes yeux. Depuis, je l'ai relu des dizaines de fois et la stupéfaction a laissé place à la colère", confie un·e journaliste, sous couvert d'anonymat.

Ce communiqué, en date du lundi 20 novembre 2023, est signé de la direction de l'information, la directrice Françoise Joly, son adjoint Antoine Genton, le directeur de la rédaction Grégoire Deniau, et la secrétaire générale Annie Dyja. Les quatre cadres y fustigent l'entretien en direct du porte-parole francophone de l'armée israélienne par le journaliste Mohamed Kaci, le 15 novembre 2023. Ce jour-là, Olivier Rafowicz était en effet invité par le présentateur du journal quotidien 64', Le Monde en français pour évoquer l'opération militaire israélienne contre l'hôpital Al Shifa dans la bande de Gaza. Un entretien qui, selon nos informations, a été décidé par la rédaction en chef du journal quinze minutes avant la prise d'antenne.

"Mohamed Kaci a été jeté en pâture, à la vindicte des réseaux sociaux"

"À la fin de l'entretien mené par Mohamed Kaci, les règles journalistiques, applicables à toute interview, n'ont pas été respectées, a écrit la direction dans son communiqué. Ce qui a conduit à donner l'impression, dans la dernière question, que les modalités d'intervention de l'armée israélienne étaient équivalentes à la stratégie du Hamas, organisation considérée comme terroriste par de nombreux Etats. Par ailleurs, l'entretien ne s'est pas terminé selon les normes en vigueur de maîtrise de l'antenne mais de façon trop abrupte. Ce que la direction de l'information de TV5 Monde regrette profondément". Un texte également rédigé en anglais, alors que TV5 Monde se revendique chaîne de la francophonie.

"Nous ne comprenons toujours pas quelle est la faute qui aurait été commise par notre collègue. Au porte-parole, Mohamed Kaci a posé la question des méthodes de l'armée israélienne en rebondissant sur les propos du colonel. Sa question était donc tout à fait légitime. Le communiqué parle d'impression. C'est ce qui s'appelle un procès d'intention", réagit une journaliste de la chaîne. "Avec ce communiqué, Mohamed Kaci a été jeté en pâture, à la vindicte des réseaux sociaux par notre propre direction censée nous protéger de toutes les pressions. Nous n'avions jamais vu ça", commente un membre de la rédaction en poste depuis plus de dix ans. "Le procédé m'a littéralement choquée, réagit une autre. C'est la première fois que la direction vise publiquement et critique nommément un de nos journalistes. La démarche est profondément humiliante et laissera des traces. C'est un précédent très dangereux". Dans deux communiqués, les sections CFDT et SNJ de TV5 Monde se sont émues publiquement du désaveu du journaliste et lui apportant leur "soutien total" et "le plus ferme"

4,3 millions de vues

L'interview critiquée était pourtant passée inaperçue jusqu'à son partage sur X (ex-Twitter) deux jours après sa diffusion en direct. Le 17 novembre 2023, c'est Simone Rodan-Benzaquen, directrice en France de l'American Jewish Committee, une organisation de protection des communautés juives et de lutte contre l'antisémitisme, qui va faire émerger l'entretien en publiant un extrait.

Mais c'est surtout la mise en ligne, le lendemain au petit matin, des deux dernières minutes de l'entretien, par le compte aux 82 000 followers "Caisse de grève", qui fait exploser les compteurs. À ce jour, cette publication comptabilise à elle seule plus de 4,3 millions de vues. En comparaison, les replays sur Youtube de l'émission n'enregistrent que quelques dizaines de milliers de vues en moyenne. La publication du communiqué va décupler la viralité de la séquence, les commentaires des uns fustigeant le désaveu public de la direction, les autres se félicitant de la fermeté de la réponse de TV5 Monde. Si le journaliste reçoit beaucoup de messages de soutien, il est aussi la cible d'un cyber-harcèlement avec des propos racistes, parfois véhéments, le qualifiant d'antisémite, d'islamiste ou de soutien du Hamas.

Appels téléphoniques de politiques et… d'Arthur

Lundi 27 novembre, une semaine après la publication du communiqué, une réunion se tient dans les locaux parisiens de la chaîne à la demande de près de 150 membres du personnel, dans une lettre adressée mercredi 22 novembre à la direction de l'information : dans une ambiance "très tendue" d'après plusieurs sources, pendant près d'1 h 30, une cinquantaine de journalistes et une trentaine d'autres, à distance, essentiellement des correspondants à l'étranger, ont fait face à Françoise Joly, Antoine Genton, Grégoire Deniau et au président-directeur général de TV5 Monde, Yves Bigot. "La direction nous a expliqué que ce communiqué avait été fait pour protéger Mohamed Kaci vis-à-vis de l'extérieur, car pour eux, il était clair qu'il avait commis une faute. Nous n'avons pas été du tout convaincus par cet élément de langage. Pour nous, la direction a tout simplement cédé aux pressions", affirme un membre de la rédaction. 

"Françoise Joly et Antoine Genton nous ont dit avoir reçu des coups de téléphone de responsables politiques, avec des demandes de mises à pied voire de licenciement de Mohamed Kaci", raconte un journaliste. Qui a tenté de faire pression sur TV5 Monde ? La direction de la chaîne ne cite aucun nom. Sauf un. "Yves Bigot a précisé avoir reçu un appel téléphonique d'Arthur le prévenant de faire attention car il y aurait des dépôts de plainte en provenance de France et d'Israël", raconte un participant. "Nous sommes tous tombés de notre chaise", confirme un autre. Contacté, Yves Bigot n'a pas donné suite à notre demande d'interview. De son côté, l'entourage du producteur-animateur assure à Arrêt sur images qu'Arthur et Yves Bigot "se connaissent", que leur échange était avant tout "professionnel sans lien avec l'affaire" et qu'ils "ne l'ont évoquée que sur un ton léger"Françoise Joly affirme par ailleurs que "Mohamed Kaci, lors de la réunion de debriefing du journal ce soir- là, en présence de journalistes de la rédaction, a reconnu le problème sur la question posée". Une version que conteste un journaliste présent : "Nous avions tous reconnu que nous risquions d'avoir des contestations côté israélien vu comment l'interview s'est terminée mais à ce moment-là, personne ne parle de faute et surtout, nous n'imaginions qu'un tel communiqué serait publié, ni que Mohamed serait lâché de la sorte". Sans retour du principal intéressé, impossible de livrer sa version des faits.

"Une forme d'intimidation"

Le ton est encore monté d'un cran quand une journaliste a estimé que le communiqué jetait le doute sur l'indépendance de la chaîne. Selon plusieurs participants, Françoise Joly se serait emportée estimant que ces propos étaient "extrêmement graves" en demandant à ce que la journaliste étaye ses dires ultérieurement. "Nous sommes nombreux à avoir ressenti cette réponse de Françoise Joly comme une forme d'intimidation à l'égard de notre collègue alors que sa question était pertinente", souligne un employé présent. "La direction a brandi les états de service de Françoise Joly à Envoyé Spécial, le combat face à Bolloré d'Antoine Genton, l'ancien président de la SDJ d'i-Télé, et le prix Albert Londres de Grégoire Deniau comme preuves incontestables de leur parfaite indépendance", rapporte une journaliste. "Ce sont des arguments d'autorité, observe une salariée. Aucune carrière, aussi brillante soit-elle, ne prémunit contre de mauvaises décisions et ce communiqué en était une"Contacté, Antoine Genton n'a pas souhaité répondre à nos questions, renvoyant aux réponses faites à ASI par Françoise Joly (voir plus bas).

Contactée, Françoise Joly assure que la chaîne n'a "subi aucune pression extérieure en publiant ce communiqué du 20 novembre 2023 dont le contenu avait été préalablement validé par notre journaliste". Cette dernière affirmation n'a pu être vérifiée, Mohamed Kaci n'ayant pas répondu à notre demande d'entretien. Aucune pression, pas même de la part de l'ambassade d'Israël en France ou d'autorités israéliennes en général, comme cela a pu se produire dans le passé ? "La Direction de l'Information n'a reçu aucun appel de l'ambassade d'Israël, ni de quiconque. Si nous en avions reçu, ils n'auraient pas été pris en compte", répond Françoise Joly. Selon nos informations, Grégoire Deniau a bien échangé au téléphone avec le porte-parole de l'armée israélienne lui-même, Olivier Rafowicz, dans la foulée de l'entretien, sans que l'on sache qui était à l'initiative de l'appel ni les termes et le ton de la discussion. 

Et Françoise Joly de préciser : "Nous avons dû publier ce communiqué à destination de nos téléspectateurs et du public suite aux réactions de toutes parts mettant en cause TV5 Monde, en rappelant les règles qui régissent et doivent régir notre travail. Ce sujet, très largement exposé sur la place publique en particulier sur les réseaux sociaux, ne pouvait être uniquement traité en interne", estime-t-elle. "Il y a une contradiction avec ce que Françoise Joly nous a répondu lors de la réunion, à savoir qu'elle ne réagissait pas aux réseaux sociaux", note un journaliste. La directrice de l'information l'assure : "Mohamed Kaci est et restera toujours à l'antenne. Comme nous le lui avons confirmé dès le premier jour". Depuis l'interview du 15 novembre, et malgré les pressions et le cyberharcèlement dont il a été victime, Mohamed Kaci a assuré la présentation de toutes ses émissions, les directs quotidiens du 64' comme son programme culturel hebdomadaire Maghreb Orient Express.

En 2021, une première alerte

Ce n'est pas la première fois que Mohamed Kaci est attaqué pour son travail à l'antenne de TV5 Monde. Le 20 mai 2021, le journaliste-présentateur recevait l'ambassadeur d'Israël en France, Daniel Saada. Le lendemain, Francis Kalifat, alors président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) annonçait saisir le CSA par la voie d'un communiqué au vitriol qui, sur le fond, rappelle étrangement les termes du communiqué de la direction de TV5 Monde. "Mohamed Kaci s'est livré à une attaque outrageante et infâmante à l'encontre de l'État d'Israël et de ses dirigeants tout en se faisant le défenseur du Hamas, groupe reconnu terroriste par la France et la communauté internationale, écrit l'organisation. Mettre sur un même plan une organisation terroriste et le gouvernement d'un État démocratique est indigne d'une chaîne du service public. Par ailleurs, tenir de tels propos peut avoir des conséquences sur la stimulation de violences et d'actes antisémites dans notre pays. Comme nous le savons, certains utilisent ces arguments pour justifier les attaques contre des Français juifs au nom de la solidarité avec le Peuple palestinien".

Cette interview est désormais introuvable en ligne. De son côté, l'Arcom (ex-CSA) nous répond "ne pas avoir trouvé de trace numérique de cette saisine". Contacté par ASI, Francis Kalifat, lui, est catégorique : "Je me souviens très bien avoir fait ce signalement auprès du CSA dès le lendemain de l'interview de l'ambassadeur." Interrogée à ce sujet, Françoise Joly, nommée directrice de l'information de TV5 Monde en 2019, répond "n'avoir jamais été informée de l'existence d'une saisine du CSA pour les faits en question".

Pourtant, lors du comité de direction de TV5 Monde qui s'est tenu en visio-conférence le 1er juin 2021 et dont ASI a obtenu le compte-rendu confidentiel, le PDG Yves Bigot a bien fait état de la saisine du CSA par le Crif. Tout le personnel, y compris Françoise Joly, ont été destinataires de ce document. Il y est écrit : "Yves Bigot rappelle la plainte déposée par le Conseil représentatif des institutions juives de France auprès du CSA suite à l'interview de l'ambassadeur d'Israël en France, Daniel SAADA, invité dans le Grand Angle du 64. Il précise déjeuner avec l'ambassadeur vendredi afin d'apaiser la situation".

Des propos qui rappellent à un journaliste de la rédaction un échange avec Yves Bigot et plusieurs autres membres de la rédaction. "Il nous avait affirmé que pour calmer les choses suite à l'interview de l'ambassadeur d'Israël, il s'était rendu sur le plateau de la chaine israélienne i24news comme gage de son non-antisémitisme". Contacté, Yves Bigot n'a pas donné suite à nos demandes d'interview.

"Et si Mohamed Kaci ne s'appelait pas Mohamed Kaci ?"

"Avec ces deux incidents, il y a matière à s'interroger : une telle affaire se serait-elle produite si Mohamed Kaci ne s'appelait pas Mohamed Kaci ?", se demande une journaliste de la chaîne. Surtout qu'une autre présentatrice de TV5Monde, Clémence Pawlotsky, à la tête du 64' le week-end a, elle aussi, eu maille à partir avec le même porte-parole de l'armée israélienne, dix jours avant son collègue, samedi 4 novembre 2023. Cette séquence n'a provoqué aucune polémique ni communiqué de la chaîne. "Lors de la réunion, la direction a précisé que de nombreuses réactions étaient agressives envers Mohamed, avec des insultes, des assignations identitaires. C'est bien la preuve que la direction savait qu'il y avait aussi cette dimension-là. De ce fait, notre collègue aurait dû être deux fois plus protégé. Avec ce communiqué, elle a au contraire mis le soupçon sur lui", s'insurge une journaliste. Sur la question des moyens alloués au journaliste Mohamed Kaci pour l'accompagner face a son cyberharcèlement, la direction de l'information n'a pas répondu à nos questions.

Désormais, toute la rédaction est suspendue à l'attente de la décision d'une sanction ou non prononcée à l'encontre de Mohamed Kaci. Le journaliste, arrivé à TV5 Monde il y a 17 ans, a été convoqué par la direction des ressources humaines mardi 28 novembre, en présence de Françoise Joly. Une convocation à laquelle s'est opposée la rédaction, en vain. L'entretien a été "franc mais courtois", selon nos informations. 

"Ce qui est certain, c'est que cette affaire a eu le mérite de ressouder une rédaction dont l'unité avait été fortement minée ces dernières années", estime un journaliste. Une enquête de Mediapart de janvier 2020 avait notamment révélé la grande souffrance au travail des salariés de la chaîne. "Preuve en est avec cette lettre où des journalistes, des membres de la production, de tous les âges, de tous les statuts ont accepté d'apposer leur signature. C'est un geste fort", poursuit-il. Prochaine étape : remettre sur pied la Société des journalistes, en sommeil depuis deux ans, pour une meilleure défense de l'indépendance éditoriale de la rédaction. "Tant mieux si cette grave histoire peut déboucher sur quelque chose de positif. La direction aura au moins réussi cela".

En attendant, la direction de l'information essaye péniblement de renouer avec la rédaction. Deux journalistes contactés par Françoise Joly et Antoine Genton ce mercredi 29 novembre ont refusé de les rencontrer. "En l'absence d'une SDJ, ils ont estimé ne pas être représentatifs et ont du mal avec l'idée d'une direction qui ferait le casting des interlocuteurs", estime un salarié. Surtout, pour se dire quoi ? "Nous nous sommes tout dit ce lundi, souligne une autre source. Le ton a été méprisant envers nous. Comment cette direction peut-elle encore rester ?" 

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