Tous surveillants !
Daniel Schneidermann - - 0 commentairesNe croyez pas : nous aussi, quand ça nous prend, on fait de la surveillance massive.
Tiens, par exemple, de temps à autre, je vais me pencher sur vos clics, merci Google Analytics qui nous permet d'établir les scores de nos différents contenus.
En cette heure matinale, Analytics m'apprend notamment une chose : vous avez été deux fois moins nombreux à lire cet article sur la menace de surveillance massive en France, lumineusement décortiquée par Jean-Marc Manach, que cet autre article (certes passionnant) sur la manière dont un documentaire américain a démasqué un assassin présumé (enquête pourtant mise en ligne tard dans la soirée, alors que la chronique de Manach a été mise en ligne plus tôt dans l'après-midi). Moins de deux fois moins.
Et pourtant, Dieu sait si ça crie, du côté de la Quadrature du Net, et autres défenseurs des libertés sur la Toile, contre ce projet de loi gouvernemental sur le Renseignement. Mais apparemment, le sujet ne vous trouble pas.
Pourquoi sommes-nous si indifférents à ce danger de la surveillance de masse ? Avons-nous raison de l'être ? Même si personne ne me le demande, voilà ce que j'en comprends.
Comme l'explique Jean-Marc, il faut distinguer, dans ce projet, deux aspects. D'abord, une surveillance resserrée autour des suspects de passage à l'acte, et de leur entourage. Cet objectif est a priori légitime. Qui aurait pu reprocher à la police de surveiller les métadonnées téléphoniques des compagnes des Kouachi et de Coulibaly, ou même, au pire, des copines des compagnes, ou des copines de leurs copines ? Pour peu que cette surveillance soit encadrée, et même si ce cadre est large, il me semble qu'on ne peut pas parler ici de "surveillance de masse", dans la mesure où les sujets sont "ciblés". Les policiers savent pourquoi ils surveillent M. Machin, ou équipent la voiture de Mme Bidule.
Reste tout de même la question de l'absence d'un juge dans le processus. Même le juge antiterroriste Trévidic, pourtant pas suspect de complaisance djihadiste, s'en est inquiété. Pas le Conseil d'Etat, plus haute juridiction administrative française, qui semble accepter sans trop d'états d'âme le rôle de contrôleur du processus que souhaite lui confier le gouvernement -ici son avis, à lire attentivement. Evidemment, on peut toujours objecter que le Conseil d'Etat est juge et partie dans l'affaire, et peut-être pas mécontent, en tant que corps, de grignoter un peu de terrain sur les juges "judiciaires". Je ne doute pas que d'éminents juristes donneront des avis plus autorisés que le mien.
Qu'une telle intensification de la surveillance soit efficace ou non, est une autre question. Le risque, à récolter trop de données, est de ne pas avoir les moyens de les exploiter efficacement. Ici comme ailleurs, trop d'info tue l'info. Mais c'est un problème d'efficacité, pas de principe.
Tout autre est le projet des fameuses "boîtes noires". Cette fois, ce ne sont plus des personnes désignées, que l'Etat souhaite surveiller, mais des parcours sur Internet, des parcours anonymes, dont les surveillants (ce sont les fournisseurs d'accès, qui vont être sollicités pour le boulot) ne connaissent a priori pas les auteurs. Qu'est-ce qu'un parcours suspect ? On ne le saura pas, sinon ce ne serait pas drôle. Qui, entre le gouvernement et les FAI, développera l'algorithme chargé de définir le parcours suspect ? Pas clair. Serez-vous suspect en lisant la chronique de Manach, ou celle-ci ? Mystère. Et quand le parcours suspect aura été détecté, que fera l'Etat à l'égard du promeneur repéré ? Re-mystère. A noter d'ailleurs que le Conseil d'Etat, dans son avis, ne se prononce pas sur cet aspect-là, pourtant le plus baroque du dispositif. Autant de raisons qui rendent nécessaire de continuer à surveiller les candidats surveillants. Même si vous ne cliquez pas (ne niez pas, nous savons tout).