Sur Canal+ Afrique, Assa non grata

Thibault Prévost - - Silences & censures - 11 commentaires

La journaliste Claire Diao, qui présente l'émission Ciné Mag, sur Canal+ Afrique; affirme que sa direction a censuré un passage où son invitée, l'actrice Annabelle Lengronne, fait l'éloge d'Assa Traoré. Toute l'équipe a démissionné en signe de protestation.

Ce 17 juillet, Claire Diao est écoeurée. La journaliste franco-burnikabé de 34 ans, passée par le Bondy Blog et Le Monde Afrique vient de démissionner, avec toute son équipe, de l'émission de cinéma qu'elle anime depuis janvier 2019 sur Canal+ Afrique, Ciné Le Mag (diffusé chaque samedi à 19h45). Après 82 épisodes à disséquer l'actualité cinématographique africaine et recevoir acteurs et actrices du continent, l'émission s'arrête brutalement. La raison, c'est elle qui la donne sur Facebook: "Mardi 23 juin 2020, le tournage de l’émission Ciné Le Mag que j'anime depuis janvier 2019 a été interrompu par le directeur des programmes alors que l’invitée Annabelle Lengronne venait de citer le nom d’Assa Traoré comme figure féminine inspirante. Cette intervention a mené à la suppression de l’invitée du montage livré par les producteurs à la chaîne et diffusé ce 11 juillet 2020." Selon elle, la production aurait ensuite fait "pression" et proféré une "menace d'éviction" à l'encontre de son équipe, avant que les journalistes n'entament des "pourparlers" avec la direction de la chaîne. Sans succès : la présentatrice et quatre journalistes ont claqué la porte, en postant le même message sur leurs pages Facebook respectives. Sur Facebook, Annabelle Lengronne a également relayé l'incident, estimant avoir "subi la censure".

Interrogée par David Perrotin pour Loopsider, l'actrice à l'affiche de "Filles de joie" détaille les circonstances de l'incident : "un moment, Claire Diao me pose la question : "Quelle est la femme noire qui t'inspire?", moi j'ai répondu Assa Traoré parce que, pour moi, c'est une femme qui va inspirer le cinéma, c'est une femme qui inspire la société et le cinéma, donc l'art, ne va pas sans la politique." Elle aurait ensuite entendu "une voix, qui vient du plateau", et qui tonne d'un "ton hostile" : "on ne parle pas d'Assa Traoré ici." Stupeur sur le plateau. La "réprimande", c'est Frédéric Dezert, directeur des programmes de Canal+ International, qui l'administre. Il explique ensuite à l'actrice que la séquence sera "de toutes façons" coupée au montage. Sur Canal+ International, Assa Traoré est Celle Dont On Ne Doit Pas Prononcer Le Nom.

Assa Traoré, franco-française... dans la presse mondiale

Dans la foulée du tournage de l'émission, Annabelle Lengronne explique qu'elle contacte Canal+ via son avocat pour exiger que la séquence soit conservée ou, dans le cas contraire, que sa présence soit intégralement effacée de l'émission. Le 11 juillet, l'émission est diffusée : Canal+ a choisi la seconde option. Contacté par Loopsider, Frédéric Dezert reste droit dans ses bottes. Il reconnaît être intervenu, affirme qu' "Assa Traoré est un sujet franco-français et n'avait aucun rapport  avec le cinéma ou notre public africain", et dément toute accusation de censure. Des explications jugées  "irrecevables" pour deux membres de l'émission joints par Loopsider.

Difficile, en effet, d'invoquer le caractère supposément  "franco-français" des combats d'Assa Traoré,  récompensée le 29 juin dernier de son engagement militant par la chaîne de télévision américaine BET et adoubée par le New York Times, ce 17 juillet, comme "l'incarnation du combat français contre la violence policière discriminatoire".Plus difficile encore d'affirmer que la soeur d'Adama Traoré n'intéresserait pas le public africain, lorsque la question ethnique et raciale est au coeur de son militantisme. Impossible, enfin, de justifier d'intimer à une actrice de se taire sur tel ou tel sujet, en pleine interview, au motif que ses propos seraient hors de la ligne éditoriale de l'émission, de la chaîne ou de ses dirigeants, sans prendre le temps de discuter et de se présenter.

"George Floyd, il est universel?"

Jointe par ASI, Claire Diao ne décolère pas : " C'est ma collègue Hortense Assaga qui pose la question suite à un extrait où l'on voit le personnage d'Annabelle Lengronne face à sa mère. On parle de l'invité, de sa carrière... Quand elle répond "Assa Traoré", je contextualise et en oreillette, j'ai mon producteur qui me dit "on est pas dans Ciné Le Mag". Il m'avait fait plusieurs remarques durant l'émission pour me dire que c'était trop franco-français. Frédéric Dezert était en régie, il arrive en plateau, on est assises, lui debout avec son masque, il gesticule, il est fâché, il dit "coupez, on arrête tout, c'est trop franco-français, faites comme si vous étiez en Afrique". On est sidérées et on reprend comme des automates. Elle aurait dit "Michelle Obama", ça aurait posé question? Et George Floyd, il est universel mais pas Assa Traoré? Apparemment, on doit déterminer ce que les Africains ont le droit ou non de voir, d'entendre, etc..." La pilule est amère pour la journaliste, qui a créé en 2013 le programme de cinéma itinérant Quartiers Lointains et la société de distribution de films africains Sudu avec l'ambition de "transmettre le cinéma".

Au-delà de cet accrochage spécifique, la journaliste fait état de comportements récurrents dans la production sur certaines questions sociétales. Plus tôt, elle s'était déjà retrouvé au clash au sujet de... Ladj Ly, dont le film Les Misérables traite des violences policières racistes dans les quartiers. "En octobre-novembre 2019, j'obtiens que Ladj Ly vienne en plateau et j'ai un texto du producteur qui me dit "j'ai annulé Ladj Ly, c'est un film franco-français qui n'a pas sa place". Je suis atterrée et j'écris un long mail à la production [qu'ASI a pu consulter, ndlr]. A partir de là, les menaces ont commencé -"on va te remplacer, on va faire monter ta chroniqueuse, etc"..." En interne, explique-t-elle, l'équipe se bat depuis longtemps pour changer la manière de produire l'émission. Sans succès. "Officiellement, le rédacteur en chef de l'émission est le producteur, et sa ligne n'est pas claire. C'est la goutte d'eau de trop. La question, c'est celle de la place éditoriale accordée à une équipe afro-descendante dans une émission africaine, diffusée en Afrique et vue par nos familles."



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