Nestlé se gorge d'eau de Vittel : émotion allemande.... discrétion française

Juliette Gramaglia - - Investigations - 16 commentaires

Pétition et reportages : en Allemagne, on est choqué par la main-mise de Nestlé sur la nappe phréatique de Vittel, dans les Vosges. En France, la prudence médiatique est de mise... Analyse d'une bien curieuse asymétrie.

Aurait-on manqué le "Watergate européen" qui se joue en France ? C'est bien ainsi que titre, en juin 2018 le quotidien allemand Frankfurter Rundschau. Il ne s'agit pas d'un scandale à la Nixon, mais littéralement d'un conflit d'accès à l'eau qui dure à Vittel depuis plusieurs années - dans une quasi-indifférence des médias français.

Revenons donc de ce côté-ci du Rhin, dans les Vosges, au cœur de la ville qui a donné son nom à l'eau désormais vendue par millions de litres par la multinationale suisse Nestlé. Et penchons-nous sur la bataille qui se joue pour "mettre un terme à la surexploitation de la nappe des GTI (grès du trias inférieur) dans la région autour de Vittel", raconte le journaliste Robert Schmidt sur le site de Mediaparten mars dernier. Car c'est de cette nappe que sont tirés les quelques 750 millions de litres d'eau annuels que la filiale Nestlé Waters embouteille sous le nom de Vittel Bonne Source. Des millions de litres qui partent pour l'Europe et plus particulièrement pour l'Allemagne - la marque "Bonne Source" n'est pas vendue en France . 

La multinationale suisse et une entreprise de fromagerie de la région pompent ainsi à elles deux près de 47% des ressources annuelles de la nappe GTI. Pire, rapporte toujours Robert Schmidt, "l'ONG Vosges Nature Environnement a calculé que, depuis 1992 [date à laquelle Nestlé rachète Vittel], Nestlé serait responsable à elle seule de plus de 80 % du déficit de la nappe". Car cette nappe, qui par une particularité géologique est coupée de ses consœurs, se régénère très lentement, et son niveau diminue régulièrement depuis les années 1970. Le déficit de la nappe (c'est-à-dire la quantité d'eau qui n'a pu se régénérer), s'élevait environ à 800 000 mètres cubes d'eau (soit 800 millions de litres d'eau) selon l'enquête de Mediapart en mars dernier.

Soupçons de conflit d'intérêts pour nestlé

Pour faire face à cette baisse alarmante, les acteurs de la politique locale de l'eau se sont mis, il y a plusieurs années, à la recherche d'une solution. Une association locale, la Vigie de l'Eau, et la commission locale de l'eau (CLE) s'attellent à la tâche. C'est là qu'apparaît un soupçon de conflit d'intérêts. L'association est présidée par "un certain Bernard Pruvost, ex-cadre de Nestlé International et… responsable de la stratégie de coopération de la multinationale «pour assurer une gestion durable de l’eau avec l'ensemble des parties prenantes»", nous explique Robert Schmidt. Quant à la commission, elle était présidée de 2013 à 2016 par... Claudie Pruvost, l'épouse de Bernard Pruvost. La coïncidence fait bondir plusieurs associations et ONG, dont certaines font également partie de la dite commission. Fin 2016, l'affaire est signalée au parquet d'Épinal et une enquête est ouverte. L'instruction est toujours en cours.

Voilà pour le conflit d'intérêts. Quant à la solution pour réduire le pompage de la nappe ? Après des mois de rumeurs, un projet a finalement été rendu public début juillet par la CLE, comme le rapporte alors Reporterre :  on va transférer "un million de mètres cubes d'eau depuis des zones voisines, à travers des canalisations souterraines". Un projet qui devrait coûter plusieurs dizaines de millions d'euros, et dans lequel Nestlé a assuré qu'il s'engagerait pour qu'il n'y ait "aucune incidence au niveau du prix de l’eau pour les usagers". Dit autrement : Nestlé peut continuer à pomper l'eau de la nappe, et les habitants seront approvisionnés en eau par les sources environnantes - qui approvisionnent déjà d'autres populations. C'est peu dire que le projet ne convainc Vosges Nature Environnement (branche vosgienne de France Nature Environnement). L'ONG y voit la négation d'un principe inscrit dans une loi de 2006 selon lequel "la priorité d'usage doit aller à l'alimentation en eau potable des populations".  Le projet déplaît également au conseil économique et social de la région Grand-Est (Ceser).

Une médiatisation... en allemagne

L'histoire a tout d'une affaire à raconter : un conflit d'intérêt, un accaparement privé des ressources publiques... En France, pourtant, elle reste peu médiatisée. Depuis l'article de Mediapart, on note deux articles de Reporterre (en mai et en juillet), une dépêche AFP en juillet (reprise par Le Point, France 24 ou encore Capital), ou encore un reportage du Parisien, qui ne mentionne pas l'enquête pour soupçons de conflit d'intérêts, mais rappelle les efforts de  Nestlé Waters pour limiter ses ponctions dans la nappe.  Enfin, un reportage du JT de 20 heures de France 2, fin avril, qui ne mentionne pas, lui non plus, l'enquête pour conflit d'intérêts.

Pour une couverture plus extensive, c'est de l'autre côté de la frontière qu'il faut aller voir. En Allemagne, où les fameuses bouteilles "Bonne Source" sont distribuées, les mot-clés "Nestlé", "Vittel" et "Skandal" font surgir un plus grand nombre de publications. A commencer par un reportage diffusé dans l'Envoyé Spécial allemand, l'émission Frontal21 de la chaîne publique ZDF, sur "le commerce de la soif". On y retrouve tous les éléments de l'article de Mediapart, de l'assèchement de la nappe phréatique à l'enquête en cours pour "prise illégale d'intérêt". Le gros mot des "intérêts économiques" de Nestlé est prononcé.

accaparement des ressources

C'est en fait le collaborateur de Mediapart, Robert Schmidt, qui est à l'origine du reportage, en collaboration avec un journaliste de la ZDF, comme il l'explique à Arrêt sur images. Il a d'ailleurs également rédigé un article fin mai pour l'hebdomadaire de référence Die Zeit sur la "bataille de l'eau" à Vittel. En Allemagne, le sujet fait des émules : les articles se multiplient. Dans les médias locaux : Frankfurter Rundschau, Stuttgarter Zeitung, la SWR (radio-télévision du sud-ouest de l'Allemagne). Mais aussi dans des médias d'envergure nationale : Frankfurter Allgemeine Zeitung, Süddeutsche Zeitung, l'hebdomadaire Stern... En août dernier, le Tagesschau, le JT du groupement audiovisuel public ARD, y consacre à son tour un reportage.

"La grosse différence que j'ai constatée, c'est qu'en Allemagne ils font le lien entre la stratégie de Nestlé à Vittel et ce qui se passe partout dans le monde", pointe Jean-François Fleck, porte-parole de Vosges Nature Environnement, interrogé par ASI. Plusieurs enquêtes ont en effet documenté ces dernières années les stratégies d'accaparement des ressources en eau de Nestlé à travers le monde. "Vittel devient l'illustration en Europe d'une stratégie similaire", pointe Fleck. On retrouve en effet cette analyse sur le site de la radio-télévision publique SWR, ou celui du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung ou de l'hebdomadaire Stern.

En Allemagne, la médiatisation est plus importante... mais pas exempte d'erreurs. Ainsi, le reportage de Frontal 21 avance une restriction de l'eau à "six bouteilles" d'eau pour les habitants. Image illustrée par une file de gens remplissant leurs bouteilles devant une fontaine au-dessus de laquelle trône un panneau : "Maximum 6 bouteilles". 

Or il s'agit d'une autre source, et l'avertissement est destiné aux touristes! L'anecdote, pourtant, se retrouve dans plusieurs papiers, contribuant à la dramatisation du sujet. Et si l'hebdomadaire Stern nuance l'affirmation de la chaîne ZDF, certains comme le quotidien suisse-allemand Tages Anzeiger ont repris l'information erronée. 

des médias français en veilleuse

Au-delà de cette erreur, comment expliquer que la médiatisation, et l'impact auprès du public - une pétition de l'ONG "Rettet den Regenwald" a recueilli plus de 170 000 signatures - soient plus forts en Allemagne ? " On est dans un contexte économique difficile, avance Jean-François Fleck. Et il y a du chantage à l'emploi de la part de Nestlé, comme d'autres employeurs aussi." Peut-être aussi que les Allemands sont "plus sensibles à ces sujets environnementaux", juge le journaliste Robert Schmidt. Dans cette affaire, la capacité d'indignation et d'analyse globale des médias français semble en veilleuse.

A Vittel, en tout cas, l'histoire est loin d'être terminée. Une concertation publique doit débuter au cours de l'automne, afin d'entendre l'avis des habitants. Pas sûr que le rapport qui en découlera change quoi que ce soit au projet, qui semble déjà acté.  Mais le scandale ne s'éteindra pas, espère-t-on à Vosges Nature Environnement. "Il constitue une atteinte à l'image de marque de Nestlé qui n'est pas supportable pour eux à moyen terme", ajoute Fleck. 

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