"Seine aval", l'autre catastrophe écologique escamotée au 20h

Manuel Vicuña - - 94 commentaires

Avant l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, un autre site classé "Seveso" a brûlé. C'était cet été dans les Yvelines, comme le rappelle Le Monde diplomatique qui constate que ce "désastre absolu" a suscité "une inquiétante indifférence". De fait, les médias nationaux s'en sont tenus à un service plus que minimum.

A l’heure où, après l’épisode Chirac, les regards se tournent enfin vers l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen et ses possibles conséquences, Le Monde diplomatique relate ce 27 septembre comment un violent incendie survenu cet été en région parisienne, sur un autre site "Seveso seuil haut", est passé quasi-inaperçu. "Omerta sur une catastrophe industrielle majeure aux portes de Paris", c’est le titre de cet article , qui décrit comment, en plein été, à trente kilomètres de la capitale, une installation stratégique de la plus grande station d’épuration des eaux usées d’Europe est partie en fumée, entraînant durant des semaines des pics de pollution de la Seine. Le Monde diplo rappelle qu’ "en l’espace de quelques mois, c’est le quatrième incident grave, incendie ou explosion, sur ce même site" et qu’il faudra entre trois et cinq ans pour reconstruire l’usine, "au prix, dans l’intervalle, d’une pollution gravissime de la Seine". Auteur de cet article issu du blog du Monde diplo "Carnets d'eau", Marc Laimé, spécialiste reconnu des politiques de l'eau, pointe "un désastre absolu, qui ne suscite qu’une inquiétante indifférence."  

Arrêt sur images s’est penché sur la résonance médiatique de cette catastrophe industrielle. Résultat ? Hormis le suivi de la presse locale, les médias nationaux, télévisions en tête, ont largement fait l’impasse sur ce sinistre survenu le 3 juillet dernier. Pourtant ce jour-là, peu avant 17 h, un énorme panache de fumée noire, visible à des kilomètres à la ronde, s’élève au-dessus de l’usine Seine Aval (SAV), la plus grande station d’épuration des eaux usées en Europe située dans les Yvelines et classée "Seveso seuil haut"en raison d’un risque toxique "majeur". 

jour 1 : Rien au 20h de Tf1 et France 2

Chargée de retraiter 70% des eaux usées de l’agglomération parisienne, cette usine à cheval sur les villes de Saint-Germain-en-Laye, Maisons-Laffitte et Achères est en flammes. Le feu a pris dans un grand bâtiment contenant plusieurs cuves de chlorure ferrique, substance toxique et hautement corrosive, servant à débarrasser les eaux usées de leur phosphore. 

Un feu dans une usine Seveso ? Très vite, 130 sapeurs-pompiers et plusieurs dizaines de véhicules sont mobilisés. Les axes routiers et les voies d’accès entourant le site sont fermés. "Des camions d’intervention 'risques technologiques', des véhicules dévidoirs, ainsi que des engins d’appui et de soutien ont été aperçus sur place, vers 20h", rapporte ce soir-là le journaliste Nicolas Giorgi pour le média d’info locale 78 Actu / Le Courrier des Yvelines. Auprès d’Arrêt sur images, il raconte : "On a reçu plusieurs messages d’habitants inquiets nous demandant s’il y avait un risque toxique. A ce stade, les maires des environs avaient peu d’infos, et ne savaient pas quoi répondre à leurs administrés notamment sur Facebook." Le journaliste accourt sur place. Tout comme son confrère de l’édition locale du Parisien, Maxime Fieschi. Ils ne peuvent accéder jusqu’au lieu de l’incendie mais tentent de recueillir les premières informations auprès des services de l’Etat et de la direction du site gérée par le Siaap (Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne). On leur explique que les pompiers ont fait réaliser des prélèvements de fumées aux alentours, et n’ont pas relevé de toxicité. À 18h30, la préfecture des Yvelines se fend d’un tweet lapidaire : "A ce stade, le nuage n’est pas toxique, pas de confinement nécessaire." 

 A 20h, l’incendie est toujours en cours. Au même moment, les JT ouvrent leurs éditions du soir. Sur France 2, il y est question des copies du bac, de Raymond Barre, de l’Albanie et "ses plages qui ne manquent pas d’atouts", ou encore des images spectaculaires… du volcan Stromboli. Rien sur l’incendie en cours. Pas un mot non plus au JT de TF1. Le soir même, les quelques sites d’infos et médias nationaux à mentionner l’incendie (Le Figaro, L’Express, Atlantico...) s’en tiennent au service minimum : la reprise d’une courte dépêche de l’AFP estimant à première vue l’incendie "sans danger pour les populations, d'après les services de l'Etat"Celles et ceux qui tomberont dessus apprendront que c’est tout de même la troisième fois (après février et mars 2018) qu’un incendie se produit dans ce site classé Seveso. De quoi rassurer ? L’agence conclut sa dépêche en indiquant que "la préfecture a indiqué que l'accident aurait forcément des conséquences sur le fonctionnement de l'usine sans donner plus de précisions." On n'en saura pas plus. 

jour 2 : "c’est un gros sujet pour nous"

Au lendemain du départ de flammes, les pompiers sont toujours à pied d’œuvre. "Il faudra attendre quatre jours pour que le sinistre soit totalement maîtrisé, après la venue de la gigantesque échelle déjà utilisée pour venir à bout de l’incendie de Notre-Dame de Paris", rappelle Le Monde diplomatique dans son article. De quoi faire de "belles images" de télévision... Et pourtant, au lendemain de l’incendie, ni TF1, ni France 2, ni BFM n’ont envoyé de reporters sur place. Pas de sujet de JT, pas de duplex des chaînes d’info en continu, pas de reportage de la presse nationale. Le sujet fait la Une de l’édition locale du Parisien et du Courrier des Yvelines : "C’est évidemment la Une de notre édition, c’est un gros sujet pour nous, l’usine c’est une énorme machinerie. A ce stade, on se demande quelles peuvent être les suites, d’autant que la boucle de Seine est particulièrement peuplée", raconte Maxime Fieschi du Parisien. Ce 4 juillet, au lendemain de l’incendie, le syndicat FO du SIAAP pointe une situation "catastrophique" : "La situation à SAV s’est fortement dégradée depuis plus de deux ans. Vendredi dernier, nous avons adressé à l’inspection du travail sept alertes de dangers graves et imminents (dont le SIAAP n’a toujours pas tenu compte malgré ses obligations en la matière), pour des fuites de gaz ou des départs d’incendie."

JOUR 3 : quelles conséquences pour le milieu aquatique ?

Deux jours après l’incendie, alors que les pompiers s’affairent à éteindre les derniers foyers, une réunion d’information est organisée par les service de l’Etat et les dirigeants du site. Sur place ? Pas de médias nationaux. Exclusivement des journalistes de la presse locale, du Parisien 78, de la Gazette des Yvelines, du Courrier des Yvelines, de France Bleu ou de France 3. La direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie (Driee) assure qu’il n’y a "aucun risque particulier pour la population". En revanche "les risques sanitaires portent essentiellement sur le milieu aquatique". Effectivement, du fait de l’incendie, l’usine ne peut désormais traiter que partiellement les eaux usées qui lui parviennent de toute l’agglomération parisienne. L’usine a par ailleurs dû interrompre une partie de son traitement lors de l’incendie. L’eau non-traitée s’est déversée dans la Seine durant "deux heures" affirme le SIAAP, qui assure cependant qu’à "aucun moment il n’y a eu de rejets massifs dans le milieu naturel". 

Tout va bien donc ? Auprès d’Arrêt sur images, le journaliste du Courrier des Yvelines/78 Actu Nicolas Giorgi raconte : "Très vite après l’incendie, on a reçu des messages d’habitants nous signalant que des poissons morts flottaient partout en bord de Seine et que l’odeur était insoutenable." Le déversement dans le fleuve d’eaux chargées de matière organique (matières fécales notamment), provoque un manque d’oxygène et l’asphyxie des poissons, reconnaissent les autorités. Ce 5 juillet, face aux journalistes locaux, le SIAAP parle simplement de "quelques dizaines de poissons morts". Et pourtant… Certains habitants, associations locales, pêcheurs et bateliers affirment de leur côté que les cadavres de poissons se comptent "par milliers"

Jour 4 : de "quelques dizaines" à "plusieurs tonnes" de poissons morts

De fait, au lendemain de cette première conférence de presse, le SIAAP, par la voix de son directeur, est bien forcé de le reconnaître : trois jours après l’incendie, le 6 juillet, en tout ce ne sont pas "quelques dizaines de poissons" mais plus de trois tonnes de poissons morts, mêlés à quelques algues et détritus divers, qui ont été ramassés par un bateau affrété par le SIAAP entre Achères et le barrage d’Andrésy. "C’est la diffusion par des citoyens de vidéos et de photos de poissons morts, qui a poussé la secrétaire d’Etat à l’écologie Emmanuelle Wargon à convoquer les dirigeants du SIAAP" rappelle Marc Laimé du Monde diplomatique.

Alors que l’incendie avait laissé de marbre les médias nationaux, les images des poissons morts amènent certaines rédactions à se demander s’il n’y aurait pas, tout de même, un sujet. Le 8 juillet, Le Monde consacre son premier article à l’accident industriel, titrant sur "des tonnes de poissons morts dans la Seine". Unique article du Monde à ce jour sur la catastrophe. 

Quatre jours après l’incendie, BFM TV, qui n’avait pas rendu compte du sinistre, y consacre un sujet. Tout comme le JT de 13h de France 2 qui se rend finalement sur place pour mettre en boîte un reportage de deux minutes sur les poissons morts, au détour duquel le téléspectateur apprend que l’hécatombe en question est la conséquence directe de l’incendie d’une usine Seveso. 

Et après ? 

Et après ? "On est dans une impasse médiatique traditionnelle, ce sont des sujets qui ne sont pas jugés sexy par les rédactions, constate Loris Guémart, ex-rédacteur en chef de la Gazette en Yvelines. Ce sont des sujets techniques, complexes, où il est difficile d’identifier et d’avoir les bons interlocuteurs". Marc Laimé, auteur de l'article du Diplo, fait remarquer : "Vous pouvez faire un micro-trottoir à Paris et demander qui gère l’assainissement des eaux usées des Parisiens. Beaucoup de gens n’en ont pas la moindre idée, et ne saisissent pas les enjeux." De fait, l’intérêt des médias nationaux semble être aussitôt retombé. A quelques rares exceptions, après le 8 juillet, la catastrophe de l’usine d’épuration des Yvelines va disparaître des écrans radars. "Seuls les médias locaux vont effectuer le suivi sur les conséquences et les questions posées par la catastrophe", constate Laimé. Les localiers seront les seuls à assister aux différentes réunions organisées au fil de l’été par les autorités et le SIAAP. Si les autorités n’ont cessé d’annoncer une amélioration de la qualité de l’eau, la situation du milieu aquatique peut redevenir critique en cas de fortes précipitations. Il était question de 5,4 tonnes de poissons morts le 10 juillet, d’un minimum de 10 tonnes fin juillet, de près de 12 tonnes aujourd’hui.  Les maires des communes environnantes ne cachent pas leur inquiétude

D’autant que la solution de dépannage envisagée pour traiter les eaux usées, et qui consiste à remettre en service de gigantesques bassins de décantation à l’air libre, fait grincer des dents. "Ces bassins à l’air libre dégageaient, quand ils étaient en service, des odeurs pestilentielles à des kilomètres à la ronde…", rappelle Le Monde diplomatique. L’avenir pose question. Il faudra entre trois et cinq ans pour reconstruire l’usine. Plusieurs points restent préoccupants et mériteraient enquête.Début septembre, unresponsable FO du SIAAP a rapporté plusieurs nouveaux départs d’incendie au sein des installations restantes (les 31 août, et 3 et 4 septembre) sans qu’aucune enquête n’ait été diligentée. "En juin 2019, la chambre régionale des comptes d’Île-de-France (CRC) dressait un tableau accablant de la « gouvernance » du SIAAP, qui s’est affranchi de toute contrainte depuis des lustres" rappelle en effet le Monde diplo. Début juillet, l’association Robin des Bois rappelait que l’usine avait déjà fait l’objet de quatre mises en demeure du préfet des Yvelines en 2018 pour non-conformité à la réglementation en matière de contrôle des installations. Quant aux causes même l’incendie du 3 juillet, elle n’ont pas encore été éclaircies par le SIAAP.

 Les journalistes locaux ont d’ailleurs appris le 5 septembre, lors d’une réunion organisée par la préfecture, que c’est seulement ce même jour, soit deux mois après l’incendie, qu’une mission d’experts avait pu accéder au cœur du site. Jusqu’ici, seule la presse locale (et donc le Monde diplomatique) a poursuivi le travail sur ce sujet. Une nouvelle réunion d’information est prévue le 17 octobre. L’occasion d’une séance de rattrapage pour les médias nationaux ? 

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