Scoop de "Disclose" sur les Rafale : le gouvernement contre-attaque
Loris Guémart - - Déontologie - 12 commentaires.... et de nombreux médias le suivent
Peut-on encore se féliciter de l'exportation d'armes à un pays autocratique (ici, des avions Rafale à l'Égypte), alors que 85 % du montant total est prêté par des banques françaises et que ce prêt est garanti à hauteur de 85 % par l’État français ? Pour de nombreux médias, la réponse est oui. Au scoop de Disclose sur la nature de ce contrat, le gouvernement français a répondu par une conférence de presse organisée en catastrophe, histoire de réorienter le récit. Mission réussie.
Quand un État, l’Égypte, se fend d'un communiqué de presse au cœur de la nuit, et qu'un autre, la France, organise une conférence de presse en catastrophe pour s'expliquer, c'est rarement bon signe. Au soir du 3 mai 2021, le média d'investigation Discloserévèle en effet que la France a signé, le 26 avril, un contrat de vente de trente Rafale supplémentaires à l’Égypte, pour près de quatre milliards d'euros. Mais aussi que les deux pays signeront le 4 mai un accord financier, 85 % du montant total étant prêté par des banques bien françaises (le Crédit agricole, la Société générale, la BNP et le CIC), garanti à hauteur de 85 % par l’État français. "La conclusion de ce méga-contrat intervient au moment où les
parlementaires français étudient les propositions des députés Jacques
Maire (LREM) et Michelle Tabarot (LR)
pour un renforcement du contrôle des exportations d’armes." Mais pas plus que le pouvoir égyptien, le français n'avait l'intention de risquer un débat public autour de ce contrat qui "devait rester secret" et dont Disclose a pu consulter l'accord financier.
Disclose n'avait laissé que quelques heures au gouvernement pour commenter – ce fut silence radio –, craignant qu'il argue du caractère secret-défense de l'accord financier pour tenter de faire préventivement interdire, devant le juge des référés, la publication de l'enquête. Mais dès la publication, les deux États ont engagé une farouche bataille de communication, que dévoile en partie Disclosedans sa newsletter ce 7 mai. Le 4 mai en début d'après-midi, une vingtaine de journalistes ont pu poser des questions lors d'une conférence de presse à distance avec le cabinet de la ministre de la Défense Florence Parly – à laquelle Disclose n'avait pas été convié. Selon nos informations, alors que l’Égypte n'a théoriquement plus accès aux financements internationaux et qu'elle est sous perfusion du FMI pour ses besoins courants, le ministère s'est félicité à propos du contrat, tentant d'en désamorcer le caractère secret, tout en rassurant sur la capacité à rembourser du (bon) client égyptien. Il a aussi diffusé un tweet de Parly, et un communiqué de presse, doublé du communiqué du groupe Dassault. Une contre-communication plutôt réussie, à en juger par le traitement médiatique d'une partie des médias français.
L'AFP sans défenseur des droits humains
Les premiers à reprendre les révélations de Disclose au soir du 3 mai sont les agences de presse. L'AFP diffuse à ses clients deux dépêches très différentes dans l'heure qui suit la publication du média d'enquête. La première relève que ce contrat "marquerait un nouveau gros succès commercial" pour Dassault, cite le vice-président LR de la commission défense du Sénat, enthousiaste, évoque la garantie bancaire de l’État sans nommer les banques prêteuses, pas plus qu'elle ne s'attarde sur l'opacité de cette vente ou l'absence de tout contrôle parlementaire en France. L'AFP précise cependant aussi que l’Égypte est "un pays accusé par les ONG de bafouer les droits humains et d'utiliser des armements contre des civils". Et rappelle qu'en décembre, Emmanuel Macron a affirmé ne pas vouloir tenir compte des droits humains dans les ventes d'armes, au moment où il remettait la grand-croix de la légion d'honneur au président Sissi malgré sa "répression croissante contre toute forme d'opposition".
La seconde dépêche de l'AFP, par contre, ne comporte aucune critique : "Le Rafale confirme son succès à l'export", titre l'agence de presse avant de retracer l'histoire commerciale et de mettre en avant les "capacités" de l'avion de combat de Dassault. Parmi les médias français clients de l'AFP, un seul, Le Point, se contente de cette seconde dépêche glorifiant unilatéralement un succès commercial pour le Rafale. Les autres publient plutôt la première dépêche, tels que Le Monde, Le Parisien, la presse régionale, ouBFMTV. Mais aucun des médias ayant relayé ces dépêches, pas plus que celles qui suivront le 4 mai, ne peut citer le point de vue de défenseurs des droits humains. Car l'AFP n'en cite aucun (l'agence n'a pu répondre aux sollicitations d'ASI dans les délais impartis). Son choix tranche avec celui des deux autres grandes agences de presse mondiales, l'anglaise Reuters et l'états-unienne Associated Press (AP).
La dépêche d'AP cite en effet une ONG suisse, ainsi que Céline Lebrun-Shaath, bien connue des médias français, dont le mari égyptien est prisonnier politique en Égypte depuis près de deux ans. Tous deux se montrent très critiques envers cette vente sans contrepartie égyptienne autre que financière. Des critiques également présentes dans la dépêche du correspondant parisien de Reuters, reprise dans le monde entier. L'agence a en effet joint la directrice du bureau parisien de Human Rights Watch (HRW), Bénédicte Jeannerod. "En signant ce méga-contrat (...) la France ne fait qu'encourager une répression féroce", pointe-t-elle. Un point de vue absent des dépêches AFP. "Depuis des années, les droits de l'homme et l'armement sont des sujets qui vont ensemble, surtout pour l'Arabie Saoudite, le Qatar ou l’Égypte concernant la France", explique à ASI le correspondant parisien de Reuters, John Irish. "Je n'aurais pas été fiable si je n'avais pas au moins mentionné ça. Surtout que la France prétend militer en faveur des droits de l'homme alors que ses résultats sur ce sujet sont très pauvres depuis 2017."
Le Figaro (et d'autres) se félicitent
Au lendemain des révélations de Disclose, les médias français commencent à publier des articles de leurs rédactions, le plus souvent confiés aux journalistes spécialisés en matière de défense ou d'économie. Un média se détache sans surprise, Le Figaro
, propriété du groupe Dassault (qui précise ce fait au pied de son article). "Nouveau succès commercial pour le Rafale", titre le quotidien Dassault après avoir initialement titré d'un "le Rafale accélère sa carrière à l'international" légèrement moins enthousiaste. Il est le seul de tous les médias français à ne pas citer Disclose, comme si l'officialisation de ce contrat ne s'était pas faite en catastrophe suite aux révélations du média. Et en guise d'explications à la vente, le quotidien met en avant "la
relation privilégiée que les deux pays ont bâtie puis renforcée ces
dernières années" et leur "analyse commune en
matière de lutte contre le terrorisme et de maintien de la stabilité". L'article ne consacre pas une ligne à la répression politique et se garde de préciser que les prêts sont fournis par des banques françaises – son autrice n'a pas répondu aux sollicitations d'ASI.
Aux Échos, un premier article annonce la couleur : "Un client content est un client qui revient." Centré sur les questions économiques, il nomme les banques prêteuses mais n'évoque pas plus les droits humains que celui du Figaro. Auprès d'ASI, son auteur Bruno Trévidic, spécialiste de l'aéronautique, tire son chapeau à Disclose et précise qu'un autre article accompagnait le sien dans l'édition papier. Ce second article mentionne bien "les atteintes bien documentées aux Droits de l'Homme et la répression des opposants, y compris libéraux" en Égypte, sans s'attarder. "Les Échos n'est pas un journal où nos lecteurs nous attendent sur ces questions-là. On l'évoque, c'est notre devoir, mais l'important était de détailler ce que la France attend de l’Égypte en matière de partenariat", explique à ASI le journaliste Yves Bourdillon.
Ce contrat est "un nouveau succès commercial pour le Rafale", titre de son côté Le Monde le 4 mai, exactement comme Le Figaro, avant de le modifier pour un plus sobre"le Rafale s'affirme progressivement à l'export". Pas plus que ceux des autres quotidiens, l'article ne cite de représentant de la société civile égyptienne ou d'ONG de défense des droits humains, même s'il rappelle la volte-face de Macron depuis la visite de Sissi en décembre. Son autrice Élise Vincent mentionne aussi l'hypocrisie américaine, Joe Biden ayant annoncé qu'il cesserait d'armer "le dictateur préféré de Trump" tout en approuvant la vente de missiles. Mais elle est aussi la seule à écrire que "cette fuite apparaissait potentiellement destinée à compromettre cette vente avec un pays régulièrement critiqué pour ses atteintes aux droits de l’homme". D'où vient ce regard assez particulier sur les révélations de Disclose ?
Probablement de l'exécutif français. Mais l'autrice, jointe par ASI, n'a pas souhaité s'exprimer. La phrase agace le cofondateur de Disclose, Geoffrey Livolsi. "On a été assez
étonnés de voir ça, surtout dans Le Monde. C'est une accusation assez
forte ! Il y a toujours des raisons à des fuites, mais s'avancer à ce
point-là...", fait-il remarquer à ASI.
La Croix et Libé nettement plus critiques
Selon nos informations, très peu de journalistes ont posé des questions relatives aux droits humains lors de la conférence de presse du ministère de la Défense. La Croix et Libération ont été les seuls quotidiens à contacter des représentants d'association de défense des droits humains – ce qu'ont aussi fait quelques rares médias comme Le Point, RFI ou France Culture, qui ont consacré une large partie de leurs articles à explorer les conséquences néfastes de ce contrat. Car la France a récemment signé un appel de l'ONU à l’Égypte pour cesser la répression de toute voix discordante, et le 3 mai, jour des révélations de Disclose
, Macron lui-même appelait, dans le cadre de la journée mondiale de la liberté de la presse, à protéger tous les journalistes... des journalistes pourtant très nombreux à être emprisonnés en Égypte.
"On a cette idée, assez partagée à La Croix, que la diplomatie française est plutôt problématique dans son choix de soutien sans condition à des régimes autoritaires", explique auprès d'ASI la journaliste de La Croix Marie Verdier, autrice de l'article et spécialiste de l'Afrique du Nord. La journaliste regrette néanmoins l'absence de débats, qu'ils soient médiatiques ou politiques, à propos de ces ventes et de l'opacité des contrats d'armements. "Personne n'en fait son combat, ni ne se scandalise du fait que ce soit un pré-carré de l'exécutif. Quand bien même la décision, in fine, serait qu'il est pertinent de vendre des armes à l’Égypte, qu'au moins il y ait un débat public avant, comme ça se fait dans d'autres pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou l'Allemagne."
"C'était important de donner la parole à la société civile égyptienne, pour parler d'un contrat de quatre milliards d'euros dans un pays extrêmement endetté. Surtout à un moment où le régime achète des armes alors qu'il fait financer sa relance post-Covid par le FMI, et sur le plan des droits de l'homme car c'est un régime extrêmement autoritaire", pointe de son côté le journaliste Pierre Alonso, coauteur de l'article de Libération. "Mais on est au service international, donc on a plutôt un prisme franco-égyptien qu'industriel", suggère Alonso pour expliquer le contraste entre l'article de Libération et ceux publiés ailleurs par les journalistes des rubriques "défense" et "économie".
"Un publireportage sur un avion"
Chez Disclose, le récit médiatique dominant du succès industriel et de la sauvegarde des emplois français, au cœur de la communication gouvernementale, a fait l'objet d'un tweet ironique de Livolsi pointant la "différence" de ligne éditoriale entre son média et les titres du Figaro ou du Monde. "Il s'était passé la même chose en 2015 (lors de la précédente vente de Rafale à l’Égypte, ndlr). Il y a une espèce de service après-vente des médias sur le produit d'une entreprise privée ; on pourrait croire, en voyant certains articles économiques, qu'on lit un publireportage sur un avion."
"Ce sont la participation de banques françaises et la garantie du contribuable qui nous intéressaient, comme la volonté de ne pas rendre cet accord public avant plusieurs mois à la demande de l’Égypte" – ces ventes étant d'habitude promues avec tambours et trompettes. "Ils ont fait une communication de crise qui a fonctionné", reconnaît-il.Les médias ne manquaient pourtant pas d'interlocuteurs potentiels, y comprisdes députés, qui se sont exprimés sur Twitter peu après les révélations de Disclose. A l'instar du directeur du think tank Arab Reform Initiative, Nadim Houry : "Dans la manière dont les médias français se saisissent des exports d'armes, il y a une forme de déférence envers l'exécutif, qu'on ne retrouve pas, en général, sur d'autres sujets. Dans un média anglo-saxon, on ne pourrait imaginer un article sur une décision d'exporter ses armes vers une autocratie sans qu'il y ait un point de vue opposé", pointe-t-il, joint par ASI. Qu'en sera-t-il pour le prochain contrat d'armement à une dictature ?