Scandinavie : ces drôles de pays où les élus doivent rendre des comptes

Justine Brabant - - 10 commentaires

En France, il aura fallu attendre que Mediapart poste la photo des homards pour prendre connaissance du fastueux train de vie de François de Rugy. En Europe du Nord, accéder aux notes de frais de ses élus est un jeu d’enfant. Certains journalistes se sont même spécialisés dans l’épluchage de facturettes, conduisant à l'occasion à des démissions et des enquêtes judiciaires. Ils nous racontent leur travail.

Si François de Rugy était suédois, la presse n'aurait pas seulement révélé la photo des homards. Elle aurait probablement aussi donné le prix de la botte d'estragon utilisée pour la sauce, l'adresse de son pressing et la marque de son shampoing. Si François de Rugy était suédois, il n'aurait d'ailleurs sans doute pas invité des amis à manger des homards - car il aurait su que toutes les rédactions du pays ne tarderaient pas à être au courant et que les Suédois ne seraient pas du tout d'accord.

Dans les pays scandinaves, obtenir des factures et notes de frais de ses élus - et plus généralement, des personnalités payées par l'Etat - est tellement simple que les consulter fait partie du quotidien des rédactions. Certaines y ont consacré suffisamment de temps pour sortir quelques scoops qui ont mis fin à de prometteuses carrières.

Peter Thunborg est journaliste pour l'Expressen, le tabloïd suédois à l'origine d'un scoop resté fameux (et souvent enjolivé en France, cf. infra) : le "scandale du Toblerone" qui a conduit à la démission la ministre Mona Sahlin en 1995. Carl Alfred Dahl est journaliste au quotidien norvégien Aftenposten (le deuxième journal le plus lu du pays), pour lequel il épluche des dizaines de milliers de notes de frais de députés. Tous les deux nous racontent le quotidien des journalistes dans ces drôles de pays où la classe politique doit rendre des comptes.

"C'est simple : vous allez n'importe où, et vous demandez les factures"

Alors, comment fait-on pour être reporter spécialisé en notes de frais ? La question désarçonne Peter Thunborg, de l'Expressen. "En fait, il n'y a pas besoin d'être spécialisé pour contrôler les dépenses de nos politiques. Vous allez juste voir n'importe quelle autorité et vous demandez les factures. Peu importe s'il s'agit d'un politique ou d'un fonctionnaire". Certes, il y a bien quelques cas plus compliqués que d'autres, concède le Suédois : "Cela devient plus épineux si les dépenses concernent un ressortissant d'un pays étranger ou ont quelque chose à voir avec les services de renseignement". Tout de même. Dans son pays, les journalistes ne sont pas les seuls à avoir le droit de demander la facture de taxi de leur élu : tous les citoyens suédois le peuvent, en vertu du droit d'accès à l'information garanti par la loi suédoise dès 1766.

Obtenir des document relatifs aux dépenses de ses députés ne semble pas beaucoup plus compliqué pour le Norvégien Carl Alfred Dahl. "On peut demander à voir n'importe quel reçu ou déclaration de la part de n'importe quel député, actuel ou passé." Pour cela, "on envoie un mail à l'administration du parlement, qui nous fournit ce dont nous avons besoin généralement quelques jours plus tard", détaille Dahl. Aussi simple que ça ? Aussi simple que ça.

Ces factures concernent essentiellement les frais liés aux déplacement des députés norvégiens. Il faut y ajouter les budgets des groupes parlementaires, qui ne sont pas publics mais que "la plupart des partis nous fournissent lorsqu'on leur fait la demande" précise Dahl. En tout, ces dernières années, le journaliste a épluché avec son collègue Henning Carr Ekroll... "environ 19 600 déclarations [de frais de députés], la plupart contenant plusieurs factures d'hôtels, restaurants, billets d'avion, taxis". Pour s'y retrouver, les deux journalistes ont compilé les sommes dans "une feuille de calcul à un million de cellules".

Au-delà du mythe de "l'affaire toblerone"

Contrairement à ce que prétend un mythe persistant concernant les pays scandinaves, ces limiers ne font pas tomber de têtes simplement grâce à quelques barres de Toblerone achetées avec l'argent des contribuables. C'est pourtant ce que l'on pouvait croire, à lire quelques commentaires sur l'affaire Rugy ces derniers jours : 

Une référence à la célèbre "affaire Toblerone" ("Tobleroneaffären" en suédois - oui, il existe une page Wikipedia sur le sujet) qui coûta son poste à la numéro deux du gouvernement suédois en 1995. En réalité, ce n'est pas uniquement l'achat de deux barres chocolatées avec sa carte de crédit de fonction qui a causé la chute de Mona Sahlin. Après la révélation de ces menus achats (des Toblerone, mais également des couches et des cigarettes, confessa-t-elle dans une conférence de presse devenue célèbre) par l'Expressen, une enquête approfondie révéla que Sahlin avait payé en tout environ 5000 euros de dépenses personnelles avec l'argent du contribuable suédois.

Le raccourci sur la "démission à cause d'une barre de Toblerone" ne date pas d'aujourd'hui : en 1995 déjà, Libé racontait à ses lecteurs comment, en Suède, "un ministre peut démissionner pour une barre chocolatée". Aujourd'hui, les journalistes suédois eux-mêmes semblent assez impressionnés par les proportions prises par leur scoop de l'époque. "L'affaire du Toblerone a montré à nos journalistes à quel point il était simple d'avoir à l’œil nos politiciens et nos fonctionnaires" analyse, avec le recul, Peter Thunborg de l'Expressen.

Les voyages imaginaires de deux députés norvégiens

S'ils n'ont pas révélé de scandale d'Etat à base de confiserie, le minutieux travail de Dahl et Ekroll, les deux journalistes aux 19 600 formulaire consultés, a déjà fait deux victimes depuis octobre : les députés Mazyar Keshvari (Parti du Progrès) et Hege Haukeland Liadal (Parti travailliste). "En analysant toutes ces factures, nous nous sommes rendus compte que ces deux députés avaient déclaré - et été remboursés pour - des voyages et des dépenses qu'ils n'avaient jamais effectués, ou qui avaient été faites dans le cadre de leurs vacances" détaille Dahl. Pour aboutir à cette conclusion , les journalistes d'Aftenposten ont notamment croisé les dates des reçus avec les traces laissées sur les réseaux sociaux par les parlementaires.

"Keshvari a fait des demandes de remboursement pour de longs voyages en voiture (des dépenses d'essence, de péage et de logement) au sud de la Norvège où, disait-il, il avait assisté à des séminaires politiques qui n'ont jamais existé. Grâce à des coupures de presse, des archives vidéo du Parlement et des captures de réseaux sociaux, nous avons montré qu'il se trouvait autre part." En tout, le député aurait déclaré 22 000 euros de dépenses non justifiées. La seconde députée, Liadal, "a fait à peu près la même chose, sauf qu'elle s'est en plus fait rembourser des déplacements qui correspondaient à ses vacances (dans les Alpes autrichiennes et dans sa maison de vacances)". Là encore, des traces glanées sur les réseaux sociaux permettent aux reporters de mettre la parlementaire face à ses déclarations mensongères.

Suite à ces révélations, la justice norvégienne a ouvert deux enquêtes pour détournements de fonds. Liadal a été mise en examen ; quant à Keshvari, le procureur doit se prononcer en août sur les suites données à son dossier. Les deux parlementaires "se sont retirés de toutes leurs fonctions au sein de leurs partis" ajoute Dahl, mais n'ont pas démissionné, et pour cause : en Norvège, les députés ne peuvent pas le faire en cours de mandat, sauf en cas de maladie ou s'ils sont soupçonnés de haute trahison. Et s'ils sont condamnés par la justice ? Facile : "si un député doit faire de la prison, il le fait habituellement pendant les vacances d'été" poursuit le journaliste - qui n'a pas fini de faire trembler les élus : le 10 juillet encore, il publiait un long article mettant cette fois en cause des députés du Parti centriste, accusés d'avoir passé trois jours dans une jolie villa avec piscine en Italie au prétexte d'un séminaire de travail.

Liadal et Keshvari ne sont pas les premières têtes à tomber en Norvège ou en Suède à cause de scandales touchant à leurs dépenses. Dans deux cas récents, ce furent d'ailleurs des révélations autour de leur appartement de fonction qui furent fatales à des politiques suédois (l'histoire ne dit pas s'ils comportaient un dressing à 17 000 euros).

Le député qui n'habitait pas vraiment chez sa maman

Le député suédois Erik Bengtzboe a ainsi dû démissionner le 26 avril 2019 (contrairement à la Norvège, les parlementaires peuvent démissionner en Suède) après une série d'articles du quotidien Aftonbladet révélant... qu'il n'habitait pas vraiment chez sa mère. Le parlementaire du Parti modéré avait en effet déclaré à l'administration suédoise qu'il résidait avec sa mère à Nyköping, et touchait par conséquent des frais pour ses déplacements professionnels réguliers à Stockholm. Les journalistes du quotidien ont démontré qu'il habitait bien Stockholm - où il déclarait régulièrement des dépenses concernant sa femme et ses enfants. La petite combine aurait permis à Bengtzboe de toucher près de 15 000 euros indus, selon les calculs des journalistes. Moins qu'un dressing de l'hôtel de Roquelaure ; mais cela n'empêcha pas le parlementaire resquilleur de quitter ses fonctions.

Un mois plus tôt, une autre députée, la libérale Emma Carlsson Löfdahl était elle aussi la cible de révélations d'Aftonbladetpour avoir perçu des frais de logement alors qu'elle louait un appartement appartenant à son mari (et dont le prix du loyer s'est curieusement envolé durant son mandat). Quelques jours après les révélations du quotidien, Löfdahl annonça se mettre "en pause" de son mandat de députée jusqu'à la fin de l'enquête judiciaire ouverte à son sujet.

Ces deux exemples récents viennent s'ajouter à la longue liste des députés, ministres ou fonctionnaires scandinaves ayant quitté leur fonctions après des mises en cause de leur exemplarité, de la ministre suédoise Aida Hadzialic (ayant démissionné en août 2016 après avoir été contrôlée avec 0.2 g d'alcool par litre de sang - l'histoire ne dit pas s'il s'agissait de Château Cheval Blanc 2001) à la nounou non déclarée de Cecilia Stegö Chilo, ministre de la culture suédoise ayant démissionné en 2006.

Bien entendu, cela ne fait pas de l'Europe du nord un paradis épargné par la corruption, les abus ou autres optimisations fiscales - certains dirigeants d'Europe du Nord figuraient dans la liste des personnalités mises en cause dans le scandale des Panama papers. Mais alors qu'Emmanuel Macron n'a de cesse de vanter les vertus du modèle économique scandinave, il n'est pas inutile de rappeler ce que ledit modèle implique en terme de consommation - ou non - de homards et de logements sociaux.

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