Saisonniers et clusters : interdiction de filmer dans le Sud
Pauline Bock - - Silences & censures - Investigations - 22 commentairesEn septembre dernier, un agriculteur d'Arles agressait deux journalistes de France 2
Alors qu'ils tournaient un documentaire pour Envoyé Spécial en septembre dernier, une équipe de journalistes a été agressée par un agriculteur et grand propriétaire terrien près d'Arles (Bouches-du-Rhône). Retour sur un incident pas si isolé, dans une région où les tensions sont vives dès que la presse enquête sur les travailleurs détachés (mais pas toujours déclarés) qui participent aux récoltes.
Mise à jour du 22 février 2022
Le 21 février 2022, l'agriculteur Didier Cornille a été reconnu coupable par le tribunal de Tarascon pour ''violences n'ayant pas entraîné d'interruption de travail" envers les journalistes d'Envoyé Spécial. Il a été condamné à verser des dommages pour préjudice moral aux journalistes Thomas Guery et Laura Aguirre de Cárcer, ainsi que des dommages de préjudice de santé pour Guery. Il doit également verser un euro de préjudice moral et payer des frais de procédure aux deux journalistes et aux trois syndicats qui se sont portés partie civile (SNJ, SNJ-CGT et Cfdt).
Les flaques de boue sur la route de campagne ne laissent pas présager que la caméra filme l'arrière-pays provençal, dans le nord-ouest des Bouches-du-Rhône, en bordure de la Camargue. Nous sommes en septembre, la canicule est passée et les saisonniers ont quitté le terrain d'un ancien mas, près d'Arles, où se dressent quelques bâtiments aux fissures apparentes. Laura Aguirre de Cárcer, journaliste pour l'émission Envoyé Spécial
, s'approche d'une voiture sur le chemin trempé et demande une interview au propriétaire, dont le visage est flouté. Plusieurs personnes l'ont identifié auprès d'ASI
comme étant l'agriculteur Didier Cornille. Le moteur vrombit avant qu'elle ait pu poser sa question : y a-t-il encore des travailleurs agricoles venus de l'étranger dans ces logements, fermés par arrêté préfectoral en mai 2020 pour cause d'insalubrité ? "Nous allons vite comprendre que le sujet est très sensible," explique-t-elle en voix off.
Quelques minutes plus tard, le pick-up du propriétaire ressurgit au détour de la route. Il accélère, fonce droit sur la caméra et pile à moins de dix centimètres des genoux du JRI, Thomas Guery, qui s'exclame : "Calme, calme !" Le propriétaire n'écoute pas les appels répétés de Laura Aguirre de Cárcer ("Arrêtez, monsieur !"). Il sort de sa voiture et se précipite sur la caméra, qu'il tente d'arracher au JRI (journaliste reporter d'images), avant de poursuivre les deux journalistes. "On s'en va, on s'en va !" répète la journaliste, tandis que son collègue se débat. La caméra tangue. "Vous êtes malades de venir chez les gens !" s'écrie le propriétaire. Les journalistes, stationnés sur la route, ne sont pourtant pas sur sa propriété. "Il n'hésite pas à nous frapper," précise la voix off de Laura Aguirre de Cárcer.
Bienvenue dans le secteur agro-industriel des Bouches-du-Rhône, où les relations entre les grands propriétaires terriens et la presse sont extrêmement tendues - et où ce déferlement de violence soudaine envers des journalistes n'est pas un incident isolé.
La scène de l'agression, diffusée le 7 janvier 2021 dans le documentaire "Les travailleurs de l'ombre
" dans Envoyé Spécial
sur France 2, illustre de façon frappante l'enquête de Aguirre de Cárcer et Guery, qui vient de débuter lorsqu'ils la filment. Ils viennent d'arriver dans le Sud quelques jours plus tôt, pour y rencontrer des travailleurs détachés embauchés par l'entreprise espagnole Terra Fecundis, soupçonnée de fraude sociale massive : des milliers d'ouvriers, venant principalement d'Amérique du Sud, auraient été mis à disposition pour les récoltes en France sans être entièrement déclarés. Manque à gagner en cotisations pour la Sécurité sociale : plus de 112 millions d'euros entre 2012 et 2015 (le procès, prévu pour 2020 puis repoussé pour cause de pandémie, devrait s'ouvrir en mai prochain). Dans la plainte qu'ils ont déposée, les journalistes de France 2 ont nommé leur agresseur comme étant Didier Cornille, grand propriétaire terrien de la région d'Arles à la tête de la société Reveny, qui loue des bâtiments à Terra Fecundis pour y loger ces travailleurs détachés.
"Ça nous a semblé interminable"
Aguirre de Cárcer explique à ASI
avoir choisi de travailler sur ce sujet à la suite d'articles sur la fermeture du lieu par arrêté préfectoral : un cluster de Covid-19 s'y était déclaré. "Travail agricole, fraude aux travailleurs détachés... Ca nous semblait un sujet intéressant et on voulait voir si les bâtiments frappés de fermeture étaient bien fermés, se faire une idée des lieux," se souvient-elle. "J'avais lu un article qui racontait qu'un [autre, ndlr] exploitant agricole avait menacé des journalistes, on se doutait que le climat était tendu." Elle et son JRI sont guidés par Charlotte*, journaliste locale spécialiste du sujet, qui nous a demandé de protéger son identité afin de ne pas compromettre sa sécurité sur de futurs reportages. En tant que journaliste indépendante, elle est "la plus exposée et la moins protégée", dit-elle.
Veillant à ne pas violer la propriété privée du mas - identifié par tous auprès d'ASI
comme le Mas de la Trésorière, propriété de Didier Cornille - l'équipe reste sur la route de terre afin de lui parler lorsqu'il sort de chez lui. Après le refus de l'agriculteur - Aguirre de Cárcer se rappelle des mots "d'une légère hostilité" - l'équipe reste en place 10 ou 15 minutes, hésitant sur la suite du reportage. Adossé à leur voiture, Thomas Guery filme "quelques images d'illustration", dit-il à ASI. C'est alors que le propriétaire ressurgit dans son pick-up et fonce droit sur eux. "Evidemment, l'idée c'est d'avoir l'image, donc il faut rester stoïque," explique Guery. Sa collègue, elle, filme aussi et a le réflexe de se décaler alors que la voiture les prend pour cible : "Dans sa vidéo, on voit qu'il s'arrête à 5 centimètres de moi, à tel point que je suis déséquilibré", note Guery, qui pare ensuite les coups de l'agriculteur descendu de voiture. "Il agrippe mon appareil en bandoulière, me tire sur le cou, essaye de me taper, mais n'y arrive pas," énumère le journaliste. " À un moment, il s'est arrêté, il a gueulé et il est reparti aussi sec." Laura Aguirre de Cárcer, que l'agresseur a également essayé de frapper, dit avoir pensé qu'il avait "une volonté manifeste d'intimidation".
" Ça nous a semblé interminable, comme si ça avait duré au moins un quart d'heure," se rappelle Charlotte*. "En regardant les rushes, on s'est rendu compte que ça n'avait duré qu'une minute. Dans ces moments, le temps se dilate." Ils nous disent le choc, se rappellent avoir appelé la rédaction de France 2 encore sonnés. "C'était sans préavis et complètement disproportionné," explique Aguirre de Cárcer. "Je n'aurais jamais imaginé une telle hostilité : il n'arrive jamais rien de cet ordre-là [en tournage]."France 2 leur conseille de porter plainte, ce qu'ils font aussitôt, ce 12 septembre à 15h35 à la gendarmerie d'Arles.
"imaginez ce qu'il peut faire aux travailleurs précaires"
Dans la région d'Arles, Didier Cornille n'est pas un inconnu. En allant porter plainte, Guery se souvient avoir appris que leur agresseur était "du genre tout-puissant dans la région" et avait "déjà eu affaire aux gendarmes". A la CGT de Châteaurenard, non loin d'Arles, on parle des ouvriers de Terra Fecundis, logés dans les mas de Didier Cornille et d'autres propriétaires du coin, comme des "esclaves modernes". "Dans la région, tout le monde connaît Terra Fecundis, tout le monde sait que ce sont des demi-esclaves et que les gens qui les embauchent en profitent honteusement," nous dit Jean-Pierre Daudet, de la CGT de Châteaurenard. "Quand ils avaient le Covid, ils ont été abandonnés par tout le monde, Terra Fecundis et les propriétaires." Lui dit être allé distribuer des colis de nourriture aux travailleurs en quarantaine dans l'un des logements fermés par arrêté préfectoral : le mas du Cast, à Maillane, une autre propriété de Cornille. "C'est des bâtiments en déshérance, là où ils sont logés," dit-il. "L'ARS en a sorti 150 [de plusieurs endroits, ndlr] pour les loger dans un camping, où les conditions sanitaires étaient meilleures..."
Charlotte*, la journaliste indépendante, parle d'un "climat de violence et d'exploitation dans un secteur qui génère énormément d'argent, et dans lequel 4 ou 5 gros exploitants pèsent en agriculture, mais aussi en politique". Leur agresseur est l'un d'eux : "Il a 20 entreprises, 1600 hectares rien que sur les Bouches-du-Rhône. Tout le monde connaît ses agissements, mais personne ne dit rien". "En premier lieu ses collègues agriculteurs, qui ont peur des représailles." Selon elle, sans son infrastructure de logements - 5 lieux d'hébergement autour d'Arles - Terra Fecundis ne pourrait pas fonctionner dans la région.
Didier Cornille est régulièrement cité dans la presse locale. La Provence lui tirait le portrait lors de la réouverture de l'un de ses mas, en 2015, et avait couvert la visite du président du Sénat, Gérard Larcher, à l'exploitation de salades que possède Cornille à St-Etienne-du-Grès, en 2017. Lors d'une "table ronde d'une demi-heure", "une délégation d'agriculteurs du pays d'Arles", dont Cornille avait à l'occasion rencontré des élus locaux, dont "la présidente du conseil départemental Martine Vassal, le député Bernard Reynès, les conseillers départementaux Lucien Limousin et Marie-Pierre Callet, et ses collègues du sénat Jean-Claude Gaudin et Bruno Gilles".
Dans sa couverture du cluster dans les logements loués par Terra Fecundis et fermés par arrêté préfectoral, Marsactu notait que l'un d'eux était le mas du Cast, l'autre propriété de Didier Cornille - d'ailleurs restée en activité en août malgré l'arrêté datant du mois de mai, selon le site. "Le lieu, situé sur la commune de Maillane, appartient à Didier Cornille, important exploitant agricole, gérant pas moins de vingt entreprises agricoles et immobilières. Il produit entre autres du vin, des céréales, des melons, des salades et des tomates plein champ à grande échelle", écrivait Marsactu en août 2020. La Provence se contentait quant à elle de signaler que "dans le mas de Maillane, propriété agricole, 20 personnes Covid+ sont assignées à résidence" et qu'il y avait avant l'arrêté préfectoral "plus de 40 personnes dans des espaces jugés restreints, un accès à l'eau potable complexe". Sans nommer le propriétaire des lieux.
Charlotte* regrette le choix de France 2 de flouter le visage de l'agresseur. "Il faut dénoncer son impunité," dit-elle. "Là, il n'est pas du tout inquiété, alors que ça aurait pu mettre le doigt sur ce système." Sébastien Vibert, le rédacteur en chef d'Envoyé Spécia
l, considère au contraire que le nommer n'était pas nécessaire : "La justice va s'en occuper. Nous, on met l'image parce que ça explique un climat, une tension sur le terrain. On montre une situation, pas une personne."
Didier Cornille n'a pas souhaité donner suite à nos multiples demandes d'interview et nous a redirigés vers son avocat, maître Fabrice Baboin. "Monsieur Cornille conteste toute agression à l'endroit des journalistes," nous assure ce dernier. "Sa position, c'est de dire qu'il n'y a eu aucune agression, sachant que les journalistes étaient rentrés sur sa propriété sans son autorisation." Lorsqu'on lui fait remarquer que les journalistes contestent ce point, que la vidéo semble également désavouer, il répond : "Mon client considère qu'il n'a commis aucune infraction à leur encontre." Pour Charlotte*, cette agression est "symptomatique d'une violence présente depuis très longtemps", que se prennent "de plein fouet" les travailleurs détachés logés dans des bâtiments comme ceux que loue Cornille à Terra Fecundis. Elle insiste sur ce point : "Si l'agresseur se permet de faire ça à des journalistes de France 2, imaginez ce qu'il peut faire aux travailleurs détachés qui sont précaires, sans protection ?"
Tentatives d'intimidation de journalistes : précédents
Cette agression n'est pas la première expérience des menaces que Charlotte* a vécues alors qu'elle enquêtait sur le sujet des travailleurs détachés dans l'agro-alimentaire. En 2018, pendant un reportage avec deux autres journalistes spécialisés, ils avaient été "virés d'un lieu" puis "poursuivis en voiture". Aux abords d'un village de mobil-homes où étaient logés des travailleurs détachés, elle et ses collègues avaient été fermement priés de prendre la porte par les propriétaires à qui ils demandaient une interview, dit-elle. Puis, alors qu'ils stationnaient à 200 mètres de la propriété pour prendre une photo, Charlotte*, au volant, a vu débouler vers eux une voiture : "C'était la fille du propriétaire, qui nous disait de nous casser. On a réussi à dialoguer mais après 10 minutes, son frère est arrivé dans une deuxième voiture, un pick-up, en dérapage, et nous a menacés. On se serait crus au Far-West." Ils sont repartis "un peu tremblants". "Ce sont des gens qui sont dans un rapport de violence au quotidien. Ils brassent des millions, alors ils protègent leurs intérêts," dit-elle.
Et elle n'est pas la seule journaliste à avoir «fait les frais de tentatives d'intimidation. En juillet 2020, à la suite de la médiatisation du cluster, plusieurs journalistes se déplacent dans la région pour un reportage. C'est le cas de Louise Audibert et Guylaine Idoux, qui signent une enquête dans le JDDdatée du 27 juillet. Elles y relatent leur mauvaise rencontre alors qu'elles tentent de s'approcher d'une exploitation à Saint-Martin-de-Crau, où sont logés des travailleurs détachés, qu'elles ont repérée sur Google Maps : "Trois personnes nous ont expulsées sans ménagement, avec intimidation physique et violences verbales : « C'est votre voiture, là ? On va crever les quatre pneus et la jeter dans le canal. Dégagez! »" Contactée par ASI, Louise Audibert, co-signatrice de l'article, se rappelle sa surprise. "C'est la première fois de ma vie que je fais face à des menaces concrètes et non-dissimulées. On s'est trouvées devant des portes closes, mais les menaces physiques... C'était assez impressionnant." Elle se souvient avoir "essayé de les calmer", sans succès : "Ils croyaient qu'on était des syndicalistes. Ils ont menacé de sortir des fusils de leur voiture, je ne sais pas s'ils en avaient vraiment." Pour elle, ces réactions épidermiques témoignent de la "grande détresse" de certains agriculteurs : "Ils se sentaient acculés."
Plainte classée sans suite, puis réouverte
C'est pour Thomas Guery que cette attaque a été, physiquement, la plus lourde : malgré un constat médical initial ne lui prescrivant aucun jour d'ITT, il a ressenti des douleurs dans le dos, devenues lancinantes dans les semaines suivant l'agression. "Mon ostéopathe m'a expliqué que c'est une sorte de coup du lapin : lorsqu'il a tiré sur ma bandoulière, mes muscles du dos se sont bloqués, tout le corps se raidit d'un coup. Donc il y a quand même eu un dommage corporel." Mais sa plainte, déposée immédiatement après l'incident, ne fait pas mention de jours d'ITT ; ce qui peut, selon lui, être la cause du classement sans suite, dont il a été notifié en février. "On a été étonnés et déçus que la plainte soit classée, parce qu'on estime que les faits sont graves," dit à ASI
Sébastien Vibert. Selon lui, ce genre d'agression est "rarissime" : "Il peut y avoir des moments de tension dans des manifestations, mais foncer dans une voiture sur une équipe... Celle-là, elle est inédite."
A la mi-mars, la plainte de Thomas Guery a été rouverte par le procureur de la République de Tarascon, dont dépend Arles. C'est Muriel Sobry, ancienne commissaire de police et actuelle directrice de la sécurité à France Télévisions, qui s'est chargée de suivre le dossier auprès de la gendarmerie d'Arles. "On s'est étonnés des suites alors qu'on a un auteur identifié, et des images," explique-t-elle à ASI
. "Le fait que des journalistes soient victimes de violences dans le cadre de leur fonction en fait une affaire sensible. Nous avons un faisceau d'indices montrant que les violences sont intentionnelles." Elle n'a pas eu à négocier, dit-elle : le parquet, "submergé", n'avait probablement pas eu le temps de lire le dossier dans son ensemble, et aurait depuis "procédé à l'audition de l'agresseur présumé, qui a reconnu les faits". Pour la plainte de Aguirre de Càrcer, elle n'a pas de nouvelles.
Raconter, fédérer, protéger
Médiatiquement, la séquence de l'agression à Arles est passée presqu'inaperçue après sa diffusion en janvier - ce n'était après tout pas le sujet du film, note au passage Laura Aguirre de Cárcer. La scène a refait surface sur TV 5 Mondele 17 avril, lors d'une table ronde ayant pour intitulé "En France, informer sur l'agriculture industrielle, un risque pour les journalistes" où était notamment invitée Morgan Large, journaliste indépendante qui enquête sur l'agro-alimentaire en Bretagne et a récemment subi un sabotage qui aurait pu être très grave : les boulons d'une roue de sa voiture ont été dévissés.
Sur le plateau de TV 5 Monde, Pauline Adès-Mevel, la porte-parole de Reporters Sans Frontières, décrit comme "traumatisante" la scène qu'ont vécue les journalistes de France 2 et ajoute : "C'est important que les journalistes qui ont vécu des événements aussi traumatiques puissent raconter, pour se fédérer, pour qu'ils se sentent plus protégés et puissent partager." Thomas Guery acquiesce : pendant les mois qui ont suivi l'agression, il n'a pas souhaité la médiatiser - et puis, il fallait soigner son dos. Mais avec le recul, il souhaite désormais en parler. "Le comportement [de l'agresseur] a dépassé les bornes. Il faut marquer le coup, pour ne pas banaliser ça."
* Le prénom a été modifié à sa demande.