Retraites : la presse menacée d'expulsion "par la force" à l'Assemblée

Pauline Bock - - Scandales à retardement - 79 commentaires

Des journalistes forcé·es de quitter la salle… d'une commission ouverte à la presse

Lors de l'examen par une commission parlementaire du projet de loi du groupe Liot visant à abroger l'âge de départ à la retraite à 64 ans, plusieurs journalistes se sont vu·es forcé·es de quitter la salle. Et menacé·es, en cas de refus, que soit employée "la force" pour les déloger.

Le 31 mai 2023, peu avant 10 h du matin, salle de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale. Une grosse soixantaine de député·es se penchent sur la proposition de loi déposée par le groupe indépendant Liot. Le contexte est tendu : l'article 1 de cette proposition de loi a pour but le rétablissement de l'âge de départ à la retraite à 62 ans, et la majorité présidentielle a promis de "faire bloc" pour contrer cette mesure. Cette commission est ouverte à la presse, et les journalistes sont présents, y compris des journalistes parlementaires qui couvrent quotidiennement l'Assemblée.

"Il y avait un pool image organisé pour la télévision, des photographes, beaucoup de monde", rapporte à Arrêt sur images le journaliste de l'Humanité Emilio Meslet. Lors de ce genre de commission, dit-il, les journalistes peuvent normalement s'asseoir sur les chaises où ne siègent pas les collaborateur·ices. Ce 31 mai au matin, elles sont toutes prises. Des dizaines de députés, en particulier de la Nupes, ne sont pas membres de la commission mais ont pris place dans la salle –ils en ont parfaitement le droit. Certain·es, faute de place, restent debout. "Dès notre arrivée, on a vu qu'il n'y avait pas de place, relate auprès d'ASI, Perrine Vasque, journaliste politique chez BFMTV. On a pressenti que ce serait compliqué." Meslet abonde : "Il y avait beaucoup de chahut, des députés de la Nupes demandaient une salle plus grande pour accueillir tout le monde, ce qui a été refusé par la présidente de la commission [Fadila Khattabi, ndlr]."

Le service de presse demande alors aux photographes du "pool images" de sortir, en précisant que les journalistes de presse écrite peuvent rester, raconte Meslet. Puis la présidente Khattabi s'adresse aux journalistes restants pour leur demander à leur tour de sortir, ce que beaucoup font. "Je suis journaliste parlementaire : je suis tout le temps à l'Assemblée, explique Perrine Vasque. Je refuse de sortir car la commission est ouverte à la presse." Surtout, dit-elle, sortir signifiait suivre les débats retransmis sur les écrans de télévision de l'Assemblée : "Or, sur l'écran de télévision, nous n'entendons que ce qui est dit dans les micros ouverts. Nous n'entendons pas ce qu'il se passe au sein de la commission, quand les députés s'interpellent." Annabel Roger, journaliste indépendante qui couvre l'Assemblée, acquiesce : "Ça pose un vrai problème. Ce n'est pas du tout pareil de regarder où l'on a envie de regarder, et pas simplement où la caméra se pose, et de ne pas entendre les bruits de la salle car le micro d'ambiance est coupé." Elle non plus n'a pas "pas trouvé ça normal". Meslet résume :"On a rechigné à sortir et on a décidé de rester."

Les journalistes parlementaires – qui nous disent avoir d'abord senti une forme de "tolérance" de la part du service de presse, qu'ils connaissent bien car ils sont très souvent à l'Assemblée – s'assoient donc par terre et poursuivent leur travail. Annabel Roger complète : "On s'est cachés, on s'est faits tout petits en se disant que ça passerait", rit-elle auprès d'ASI. Elle tweete une photo de la salle où il "manque des chaises", ainsi que le conseil saisi au vol, donné par le député LFI Hadrien Clouet : "Prenez des poufs, des sofas, des tabourets tout ce que vous voulez !" 

"On nous a dit : «Vous voulez qu'on fasse usage de la force ?»"

Mais le service de presse se fait rapidement plus pressant. "On revient nous voir, en disant : «Il faut sortir.» Je réitère mon refus, et on me dit : «Donc je leur dis que vous refusez de partir ?», raconte Perrine Vasque. Je dis : «Oui.»" Un récit secondé par Emilio Meslet. Quelques minutes plus tard, affirment les journalistes, le chef du service de presse revient vers eux. "On nous dit : «C'est une demande de la présidente, il faut sortir. Si vous voulez que l'on fasse usage de la force, on n'hésitera pas à faire usage de la force.»" Même son de cloche chez Meslet, qui se souvient d'un "Vous voulez qu'on fasse usage de la force ?" "Avec le sourire", précise Meslet sur Twitter, mais "quand même". Ces journalistes soulignent que le chef du service de presse, avec qui ils travaillent quotidiennement, ne faisait qu'appliquer un ordre de la présidente de commission qui, ne pouvant pas demander aux député·es de quitter la salle, a choisi de faire sortir la presse.

Mais Perrine Vasque a été "un peu scotchée", ajoute-t-elle : "On est quand même à l'Assemblée, je suis journaliste parlementaire dans une commission ouverte à la presse, martèle-t-elle. C'est la première fois que j'entends ça." Annabel Roger aussi se dit "étonnée de cette phrase". Perrine Vasque, Emilio Meslet et Annabel Roger ont chacun souligné sur Twitter la menace inhabituelle que constitue cette possibilité d'un "usage de la force" évoquée par le service de presse pour faire sortir les journalistes. "Décision prise de nous faire sortir. Ce que nous avons rechigné à faire avant qu'on nous menace «d'employer la force»", a écrit Meslet, tandis que Vasque rappelait que "les quelques journalistes présents en commission ont été priés de sortir sous la menace de «l'usage de la force» par les services de l'Assemblée". Et qu'Annabel Roger relatait : "«Sortez sinon nous allons être obligés d'employer la force», nous lance un agent."

Il leur a donc fallu sortir. Les journalistes racontent à ASI avoir été redirigé·es vers une salle où les débats étaient retransmis sur un écran, puis avoir dû la quitter car s'y installait une conférence de presse du député LR Aurélien Pradié avec l'Association des journalistes parlementaires. Par deux fois, leur travail a donc été interrompu : il a fallu sortir à nouveau. "On était dans un coin, aux Quatre colonnes, tout le monde agglutiné autour d'une petite télévision, sans chaise, sans table", raconte Emilio Meslet. Lorsqu'il s'est plaint de ces conditions de travail "inadmissibles", le service de presse de l'Assemblée lui a conseillé "d'envoyer une lettre à la présidente de l'Assemblée". Perrine Vasque déplore avoir "loupé plein de choses" en suivant les débats à distance : "Il y a des allées et venues, la télé n'est pas assez fort, on est 25 devant… Ce ne sont pas des conditions confortables et acceptables pour suivre, quand on est journaliste parlementaire, à un moment aussi important."

"Sortir des journalistes d'une commission ouverte à la presse, ce n'est pas possible"

Emilio Meslet explique que la commission étant filmée, les journalistes ont finalement quitté la salle car ils ne "voulaient pas faire d'esclandre". Une décision que Perrine Vasque dit regretter : "Avec le recul, je regrette d'être partie. Parce que je me dis, qu'est-ce qu'il se serait passé ? Ils nous auraient soulevés ? Il y aurait eu des images, les députés autour de nous auraient filmé. Quelle image ça donne ?" Elle aussi reconnaît être partie car étant présente à l'Assemblée tous les jours, elle ne souhaitait pas avoir d'ennuis. "Sortir des journalistes d'une commission ouverte à la presse, ce n'est pas possible", soupire la journaliste de BFMTV, qui précise "toujours essayer de respecter les règles", et ne "pas trop insister" pour filmer au-delà du temps imparti et faire ses duplex en "se faufilant au travers des visiteurs" – qu'elle déplore toujours plus nombreux. 

Emilio Meslet rapporte qu'alors que les journalistes étaient forcés de quitter la salle, des député·es de la Nupes ont exprimé leur désaccord. "Ils ont crié : «Et la liberté de la presse ?»Plusieurs des député·es présent·es dans la salle de commission ont ensuite confirmé les dires des journalistes. Repartageant le message de Perrine Vasque, le député LFI Antoine Léaument a déclaré avoir "constaté ça en effet", et ajouté : "Comment donner l'ambiance de la salle sans être présent à l'intérieur ? Pour bâillonner la démocratie, les macronistes se retrouvent aussi à limiter la liberté de la presse." La députée LFI Clémence Guetté, s'est aussi indignée de la "panique ridicule de la macronie" sur Twitter : "Salle trop petite, intimidation des députés, journalistes expulsés, brutalité à tout va. Ils ont totalement perdu pied."

Une "symbolique violente" qui montre "la fébrilité de la majorité"

Emilio Meslet voit une "symbolique violente" dans le fait de "demander à des journalistes de quitter la salle, dans laquelle ils ont théoriquement le droit d'être, en utilisant le mot de «force»." Pour Perrine Vasque, cet épisode est un "acte politique assez lourd" qui "montre la fébrilité, la nervosité de la majorité, que l'on sent de plus en plus". Annabel Roger la rejoint, considérant elle aussi que ces mots trahissent "une grande fébrilité" autour de la réforme des retraites, alors que les journalistes ne faisaient preuve "d'aucune agressivité", pourtant : "On estimait juste être dans notre bon droit." Perrine Vasque ajoute trouver important de signaler ces "mots durs" et de rappeler qu'il faut "faire attention" dans le contexte ambiant : "La démocratie se tend un peu, ces derniers temps. Il faut rester vigilants."

Sollicitée par ASI, la présidente LREM de la commission des affaires sociales, Fadila Khattabi, n'a pas répondu.

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