Rapport GIEC : nous avons lu la p. 108 conseillée par Thunberg

Emmanuelle Walter - - 67 commentaires

Climat : et si on parlait du fond, plutôt que des nattes / de la bouille / de la taille / de la santé mentale... de Greta Thunberg? La jeune écolo a conseillé mardi aux députés français de se pencher sur la page 108 du chapitre 2 du dernier rapport du GIEC. ASI a pris son conseil au pied de la lettre.

Il est exactement 12H42, ce mardi 23 juillet, dans les sous-sols de l'Assemblée nationale, quand la frêle Greta Thunberg suggère aux députés assis en rang sous ses yeux de se plonger dans le dernier rapport du Groupement d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Rendu public en octobre 2018, il est consacré au scénario (optimiste) d'un maintien de la hausse des températures en-dessous de + 1,5°C par rapport à l'ère pré-industrielle. Et Thunberg parle d'une page en particulier : la page 108, chapitre 2. 

Dans cette page 108, vous trouverez le budget carbone qui reste à notre disposition. Le rapport dit que si nous voulons avoir 67% de chances de limiter l’augmentation des températures en-dessous d’1,5°C, nous avions, le 1er janvier 2018, 420 gigatonnes de CO2 qui restaient dans notre budget. Et bien entendu ce chiffre est bien inférieur aujourd’hui. Nos émissions s’élèvent à environ 42 gigatonnes de CO2 chaque année. Au niveau d’émissions que nous connaissons aujourd’hui, ce budget qui nous reste sera complètement épuisé d’ici huit ans et demi.

Elle ajoute : "Ces chiffres sont incontestables (...) Et pas une seule fois, pas une seule fois, n’ai-je entendu un politicien, un journaliste ou un chef d’entreprise mentionner ces chiffres. C’est comme si vous ne saviez même pas que ces chiffres existaient. C’est comme si vous n’aviez même pas lu le dernier rapport du GIEC, sur lequel se fonde l'avenir de notre civilisation." Nous non plus, nous n'avions pas lu le chapitre 2 du dernier rapport du GIEC. Nous sommes allés tout droit page 108. 

... Et nous nous sommes dit qu'une traduction en français serait la bienvenue. Surprise : il n’y en a pas. Ou plus exactement il y en a une, mais sous forme de résumé, publiée sur Wikisource en mars dernier, à l’initiative de bénévoles. Là où ça se complique, c'est que ce résumé n'est pas chapitré et titré comme le rapport original. Bref, il nous a fallu du "control F" pour retrouver les mots-clés prononcés par Greta : budget carbone, 420 gigatonnes. Et nous avons lu ceci : "L’utilisation de la température moyenne globale de l’air de surface, comme dans le RE5, donne une estimation du bilan carbone restant de 580 GtCO2 pour une probabilité de 50 % de limiter le réchauffement à 1,5 °C et de 420 GtCO2 pour une probabilité de 66 % (degré de confiance moyen) . Par ailleurs, l’utilisation de TMSG donne des estimations de 770 et 570 GtCO2, pour des probabilités de 50 et 66 %, respectivement (degré de confiance moyen)" . Hum. Il fallait comprendre. Nous avons appelé l'antenne française du GIEC, à l'université Paris-Saclay, mais il n'y avait même pas de répondeur (pas de répondeur, pas de traduction française, alors qu'il est question d'extinction de l'humanité). 

Et puis tout s'est arrangé. Envoi d'un e-mail au service de la communication à Genève (le siège du GIEC est à Genève), sans trop y croire un 24 juillet. Quelques échanges (en anglais) plus tard, nous sommes en possession du numéro de portable d'un coauteur du fameux chapitre 2 : Roland Séférian, climatologue à Météo France. Disert, pédagogue, précis, il nous a décrypté la page 108. Laquelle, au même titre que l'ensemble du rapport, va être (quand même!) prochainement publiée en français. 

ASI : - C'est quoi, le "budget carbone"? 

Roland Séférian : - C'est devenu un outil de quantification très important, notamment dans les négociations sur le climat. Il permet d'évaluer ce que nous avons encore le droit de consommer, ou de dépenser, en termes d'émissions de CO2, avant de dépasser une limite de réchauffement au-delà de laquelle tout va devenir incontrôlable. Thunberg a choisi de vulgariser un élément du rapport du GIEC qui est très pertinent, très concret. 

ASI : - Que sont les "percentiles TCRE" qu'on voit en haut du tableau? 

Roland Séférian : - Ce sont les différentes hypothèses de budget carbone résiduel, ou restant, avant d'atteindre le +1,5°C de hausse des températures mondiales. Ce chiffre est calculé en croisant les connaissances de la physique du climat et celles du cycle du carbone. Le TCRE répond à la question "Si on veut rester en-deçà du + 1,5°C, combien de milliards de tonnes de carbone nous restent-t-il à émettre?"

ASI : - "33rd, 50th, 67th"... ça correspond à quoi? 

Roland Séférian : - La TCRE n'est pas encore connue avec une précision absolue. Dans ce tableau de la page 108, elle a trois valeurs possibles, ce qui conduit à trois scénarios différents. Greta Thunberg a choisi de délivrer un des trois scénarios, le plus exigeant : pour avoir 67% de chances, c'est à dire 2 chances sur 3, de limiter le réchauffement climatique à + 1,5°C, on estimait en janvier 2018 qu'il nous restait 420 milliards de tonnes d'émissions à consommer. Ce qui signifie qu'on a une chance sur trois pour que, même avec cette restriction à 420 milliards de tonnes, ça ne marche pas. On peut appliquer ce raisonnement aux deux autres hypothèses : pour avoir une chance sur trois de limiter le réchauffement à + 1,5°C, il nous reste 840 milliards de tonnes à dépenser. Etc. 

ASI : - Greta Thunberg a déclaré que ces milliards de tonnes que nous avons encore le "droit" de dépenser le seraient en huit ans et demi. 

Roland Séférian : - Oui, si on continue de dépenser le CO2 au rythme actuel (42 milliards de tonnes par an), il ne nous reste qu'une petite décennie avant que ces 420 milliards de tonnes ne soient dépensés.  Greta a réactualisé le chiffre de 420 milliards qui date de janvier 2018 : ce "restant à dépenser" est aujourd'hui de 360 milliards de tonnes. Si on ne baisse pas notre consommation annuelle de 42 milliards de tonnes de CO2, il ne nous reste en effet que huit années et demi. Nous pouvons donc décider de les "dépenser" tout doucement, via des mesures drastiques, pour ne pas nous retrouver "à découvert", c'est à dire au-delà d'une augmentation de 1,5°C. Si on explose cette limite, la situation deviendra incontrôlable, et on risque un enchaînement de phénomènes climatiques extrêmes. 

ASI : - Peut-on dire que Greta Thunberg contribue à la vulgarisation du travail du GIEC? 

Roland Séférian : - Oui. Ce dernier rapport a uni toutes sortes de disciplines autour du climat, ce qui l'a rendu plus complet, plus évident, et beaucoup d'ONG s'en sont saisies, dont Greta Thunberg et le mouvement qui s'est mis en place autour d'elle. Greta apporte une dimension importante : la question de l'inéquité entre les générations. C'est sa génération qui va subir de plein fouet le dérèglement climatique.

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