Prostitution: accusations sur les archives de Magnum

Thibault Prévost - - Scandales à retardement - 11 commentaires

La plus prestigieuse agence de photojournalisme au monde est sous le feu des critiques. Sa banque d'images en ligne héberge des clichés d'enfants abusés sexuellement, sans floutage, étiquetées par des mots-clés explicites. L'agence a suspendu un de ses photographes.

"Magnum Photos vend des images de possibles abus sexuels d'enfants sur son site Internet" : le 6 août dernier, le journaliste Andy Day ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il publie ses révélations sur le site spécialisé en photographie FStoppers. Le titre peut sembler incendiaire, il est pourtant exact : oui, il se passe quelque chose de grave sur le site d'une des plus prestigieuses agences de photojournalisme au monde, fondée en 1947 par un collectif de photographes incluant les immenses Robert Capa et Henri Cartier-Bresson. Assez grave pour qu'à date de rédaction de cet article, la gigantesque banque d'archives en ligne de l'agence, qui contiendrait plus d'un million de clichés, soit inaccessible, officiellement pour "une mise à jour programmée". Version officieuse : l'agence est en train de patiemment examiner l'intégralité de son catalogue, photo après photo, pour en éliminer les images jugées problématiques - un doux euphémisme pour évoquer des clichés de mineurs abusés sexuellement et photographiés à visage découvert.

Au centre de l'accusation d'Andy Day, plusieurs clichés réalisés en 1989 par le photographe américain David Alan Harvey dans le cadre d'une série intitulée "THAILAND. Bangkok. 1989. Thai prostitutes." Parmi ces images, qui documentent le quotidien de travailleurs et travailleuses du sexe mineurs dans la capitale thaï, certaines montrent ces enfants à moitié nus, visage découvert. Sur l'une d'elles, une adolescente souriante s'avance, à visage découvert, vers le lit sur lequel le photographe est allongé. Contrairement à d'autres photos d'enfants dans des attitudes sexuellement explicites stockées dans l'archive Magnum, celles de Harvey ne sont accompagnées d'aucun avertissement quant à leur utilisation, qui doit nécessairement se faire "dans un contexte et avec une légende qui ne serait pas considérés comme légalement préjudiciable à toute personne reconnaissable". Et l'intention toute journalistique de sensibilisation à la prostitution infantile vient se heurter aux recommandations de l'Unicef, qui préconise de respecter six grands principes, parmi lesquels "prioriser la protection des intérêts de chaque enfant sur toute autre considération, ce qui inclut la promotion des droits de l'enfant."

Comme le rappelle Andy Day, prendre une photo d'enfant dans une position sexuelle explicite est considéré comme un crime en Angleterre et aux États-Unis. En France, l'article 227-23 du Code pénal stipule que "le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.  Lorsque l'image ou la représentation concerne un mineur de quinze ans, ces faits sont punis même s'ils n'ont pas été commis en vue de la diffusion de cette image ou représentation. Le fait d'offrir, de rendre disponible ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l'importer ou de l'exporter, de la faire importer ou de la faire exporter, est puni des mêmes peines." Selon la loi française, Magnum et son photographe se rendraient donc coupables d'un crime. Et les photos de Harvey ne sont pas un cas isolé : selon le journaliste de FStoppers, le site de Magnum contient "plus d'une centaine d'images de travailleurs du sexe mineurs, la plupart identifiables, prises partout dans le monde. De nombreuses photos semblent avoir été prises sans le consentement du sujet."

Un problème structurel?

Dans son article, puis dans un second publié trois jours plus tard, Andy Day met le doigt sur un autre problème de la banque d'images Magnum : celui des mots-clés de recherche, ajoutés par des collaborateurs de l'agence, qui en disent long sur certains mécanisme de pensée. Les photos "problématiques" de Harvey ont été découvertes en cherchent "girl prostitute" dans le moteur de recherche interne, explique-t-il;  sous plusieurs de ces photos, on trouve les mots-clé "Breast (sein)", "Prostitute (prostituée)" et "Teenage girl - 13 to 18 years old (adolescente - 13 à 18 ans)". Parfois, les choix de mots-clés sont encore plus troublants. Une photo du brésilien Miguel Rio Branco, dont la légende décrit "une prostituée allongée sur un sol en bois", est flanquée du mot-clé "vulve". Un cliché pris par Alex Soth, qui montre une pom-pom girl "entre 13 et 18 ans" en pleine extension et en tenue, contient le mot-clé "vagin". Le journaliste rappelle que le processus d'étiquetage des mots-clés, fastidieux s'il en est, est souvent sous-traité par les grandes agences de photo. Magnum n'en reste pas moins responsable du contenu publié sur son site.

Ces trois enjeux - respect de l'anonymat des enfants, respect du consentement des sujets, instrumentalisation du système de mots-clés de l'archive- dessinent pour certains observateurs du monde du photojournalisme un problème hélas structurel dans la plus prestigieuse agence du monde : une éthique photojournalistique à plusieurs vitesses selon l'origine géographique des sujets. Pour certains, ces systèmes de pensée seraient l'héritage direct des fondateurs de l'agence, qui ont bénéficié des réseaux issus de l'impérialisme occidental de l'époque pour photographier à l'envi d'autres populations -racisées- et contribuer à construire, malgré leur éthique journalistique et leur engagement humaniste, une inégalité de traitement entre sujets occidentaux et non-occidentaux, réplique accidentelle des mécanismes d'exploitation coloniale en vigueur à l'époque. Pendant des décennies, rappelle-t-on, les photographes de Magnum étaient dans leur immense majorité des hommes blancs et occidentaux. Une dernière piste de réflexion, soulevée par Benjamin Chesterton, fondateur du studio Duck Rabbit : aucun des enfants  victimes d'abus sexuel identifiables sur la banque d'images Magnum n'est européen ou états-unien.

Le photojournalisme, un héritage de polémiques

Ce n'est pas la première fois que Magnum doit faire face à ce type de scandale. En 2017, le magazine LensCulture avait illustré le lancement d'un concours en partenariat avec Magnum par l'image d'une jeune prostituée indienne de 16 ans, à visage découvert, effectuant une passe avec un client dans le quartier rouge de Calcutta. Un scandale qui avait, déjà, soulevé la question de l'image des jeune femmes de pays pauvres dans les médias occidentaux, comme l'expliquait alors NPR. En 2014, rappelle Andy Day le 18 août, Martin Parr, célébrissime photographe Magnum, préfaçait un livre du photographe catalan Txema Salvans sur la prostitution dans les rues espagnoles. Il saluait "l'astucieux procédé" du photographe employé pour "avoir accès à ses modèles": Salvans s'était déguisé en agent d'entretien de la voirie pour photographier les travailleuses du sexe qui avaient explicitement refusé d'être prises en photo. D'autre part, Magnum n'est pas la seule plateforme a être sous le feu des critiques : le 7 août, un (autre) article d'Andy Day pour FStoppers accusait Getty Images de vendre des photos d'enfants abusés sexuellement et parfaitement identifiables.

Comme le résume le Guardian, ces différents exemples "reflètent un débat plus large en cours dans l'industrie de la photographie au sujet d'images, dont certaines faites par des photographes célèbres, rattrapées par un paysage éthique en pleine mutation, notamment sur la question de la capture de photos de sujets perçus comme exploités". Si l'histoire de la photographie est parsemée d'iconiques photos d'enfants, comme celle de la "petite fille vietnamienne au napalm" Kim Phuc photographiée (et soignée) en 1972 par Nick Ut, elle est aussi rythmée par les débats éthiques qui les accompagnent, comme lors de la publication de la photo de Kevin Carter surnommée "le vautour et la petite fille", qui avait valu à son auteur de se suicider quatre mois après avoir remporté le prix Pulitzer. En 2020, c'est la notion même de consentement du sujet qui évolue, particulièrement dans le cas des enfants sujets à exploitation.

Une réponse décevante

Au-delà des responsabilités de l'agence et des photographes visés, la stratégie de communication de Magnum, entre trois actes balbutiants, interroge. Acte 1 : immédiatement après la publication du premier article d'Andy Day, le 6 août,l'agence reconnaît l'existence de photos "inappropriées" et retire la série de Harvey de son archive. Acte 2 : lorsqu'un deuxième article d'Andy Day, publié le 8 août, révèle le problème des mots-clés sur d'autres photos, Magnum décide... de supprimer les mots-clés de son archive. Ou, plus précisément, de les rendre invisibles, car ils apparaissent toujours dans les métadonnées des miniatures d'images, ce qui signifie qu'ils fonctionnent toujours. L'équivalent technique de balayer la poussière sous le tapis. D'autant que l'agence indique ne pas savoir qui a édité ces mots-clés, alors que le photographe Alec Soth, dont l'une des photos est concernée par ce problème, blâme "les algorithmes de machine learning". En cas de doute, accuser l'intelligence artificielle.

Troisième et dernier acte : le 14 août, la présidente de Magnum, Olivia Arthur, déclare que l'agence "a été alertée sur la présence de matériau historique problématique en termes d'imagerie, de légende ou d'étiquetage". Plus loin, elle explique qu'en 75 ans d'existence de l'agence, "les standards de ce qui est acceptable ou pas ont évolué. Des questions et enjeux jusqu'ici négligés doivent désormais être examinés." Dans la foulée, l'archive est fermée au prétexte d'une refonte technique "jusqu'au 18 août". A l'heure d'écrire ces lignes, le site était toujours indisponible. Le 21 août,Libération révèle que David Alan Harvey, accusé de "harcèlement" par "une collègue" selon le Guardian, voit ses photos retirées du site. 

Enfin, un audit de l'agence va être mené par un cabinet spécialisé dans la gestion de crise. Pour Andy May ou la photojournaliste française Juliette Robert, cette stratégie est largement insuffisante : dans un premier temps, aucune enquête n'a été ouverte par l'agence sur Harvey, tandis qu'aucune réflexion de fond ne semble en cours sur les processus d'étiquetage. Les éléments de langage de l'agence sont évasifs : Arthur reconnaît l'existence de problèmes, mais se garde bien de mentionner lesquels, alors que la réputation même de l'agence est en jeu. Le 28 octobre, près de trois mois après le scandale, Magnum a annoncé la suspension du photographe David Alan Harvey pendant un an. Et c'est tout pour le moment. Si le site a bien rouvert, l'agence semble toujours fonctionner à huis clos, tous volets fermés, silencieuse. Chez Magnum, qui appartient exclusivement à ses membres, on lave encore le linge sale en famille.

Onze femmes témoignent contre Alan Harvey

En décembre 2020, onze femme ont raconté à Columbia Journalism Review les "comportements inappropriés" d'Alan Harvey, sur une période de treize ans. Les faits vont de "commentaires suggestifs" à des "avances sexuelles non désirées", jusqu'à de la "masturbation pendant des visioconférences". Des comportements dont certains ont été rapportés à l'agence Magnum dès 2009, sans qu'elle n'agisse, su mois jusqu'à août 2020 et l'article de Fstoppers.

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