Pourquoi "l'affaire Barbarin" n'est pas (encore) un Spotlight à la française [2016]
La rédaction - - 43 commentaires"L'affaire Barbarin" est-elle l'amorce d'un Spotlight à la française ? Depuis plusieurs semaines, le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon depuis 2002, est mis en cause pour non dénonciation d'agressions sexuelles sur mineurs commises par des prêtres dans les années 1990. Des agressions dont Barbarin aurait eu connaissance en tant qu'archevêque dans les années 2000, sans en avertir la justice et sans écarter ces prêtres de leurs paroisses. À première vue, l'affaire ressemble au scénario du film Spotlight, oscar du meilleur film 2016, qui raconte l'histoire de prêtres pédophiles à Boston, couverts par leur hiérarchie. Mais, si les deux affaires peuvent être rapprochées par certains aspects, le parallèle ne tient pas vraiment jusqu'au bout.
"Le succès du film Spotlight, sur le combat d’une équipe de journalistes du Boston Globe pour briser l’obstruction de la hiérarchie de l’Eglise catholique sur des affaires de pédophilie au sein du clergé local, conduit inévitablement à se poser la question : un tel scandale serait-il imaginable en France ?" Pour Le Monde, le 12 mars, il n’y a pas de doute : "la réponse est, malheureusement, oui". Le Figaro se veut plus interrogatif, mais la référence est la même : "Serait-ce le début d'un Spotlight à la française ?"
Spotlight ? Le film lauréat 2016 des Oscars du meilleur film et du meilleur scénario original. Il raconte comment la cellule d’investigation du Boston Globe, la plus ancienne des Etats-Unis, appelée "Spotlight", a dévoilé un "scandale massif de pédophilie" couvert par les autorités catholiques de la ville de Boston (qui compte près de 50% de catholiques).
Dans une enquête qui s’est étalée sur deux années (2001-2002), les équipes de Spotlight avaient ainsi découvert, en partant d’une poignée de témoignages, une liste de plus de 80 prêtres (soit 6% des prêtres de la ville) ayant violé ou agressé sexuellement des enfants. Surtout, les journalistes ont mis à jour un système, piloté par le cardinal Bernard Law, de couverture systématique des prêtres pédophiles par leur hiérarchie. Dans le film, on découvre ainsi comment le clergé cherchait systématiquement à passer des accords financiers confidentiels avec les familles des victimes qui se manifestaient, pour éviter toute procédure judiciaire.
Le film était-il conforme à la réalité ? A l’exception de quelques protagonistes mécontents du rôle qui leur est prêté dans le film, il a été unanimement salué. Même l’Eglise catholique, via Radio Vatican ou dans des revues qu’elle finance, a reconnu que le film était une "chronique globalement fidèle" du scandale de Boston, qui avait conduit à la démission forcée du cardinal Law et à de larges réformes de l’église catholique américaine.
A Boston comme à Lyon, le temps d'inaction des évêques épinglé
Sur le papier, l'affaire qui secoue le clergé français depuis plusieurs semaines ressemble à s'y méprendre aux débuts de Spotlight. Comme à Boston, un haut responsable religieux (le cardinal Philippe Barbarin, archevêque du diocèse de Lyon depuis 2002) est accusé par les victimes d'affaires de pédophilie d'avoir mis de longues années à réagir aux agissements de certains prêtres.
Dans les deux cas, c'est plus précisément le temps d’inaction des évêques qui est épinglé. Lorsque le scandale éclate aux Etats-Unis en 2002, on découvre ainsi que certains des faits s'étalent sur des années, voire des décennies. Plusieurs prêtres de Boston ont ainsi été suspendus de leurs fonctions au début des années 1990 par le cardinal Law, en raison de témoignages de potentielles victimes d'attouchements, avant d'être, peu après, affectés dans d'autres paroisses sans autre forme de procès.
Les trois affaires médiatisées ces dernières semaines en France ont également mis de longues années à être traitées par l'Eglise : la première concerne des agressions sexuelles sur mineurs qui auraient été commises sur des scouts entre 1986 et 1991 par un prêtre du diocèse de Lyon, le père Preynat. Il est "déplacé" par sa hiérarchie, et continue d'officier dans la Loire. Ce n'est qu'en 2015 qu'il est relevé de ses fonctions par le diocèse. En janvier 2016, il est mis en examen. Il reconnaît aujourd'hui avoir commis des agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans.
Il dit même avoir averti sa hiérarchie "dès ses années de séminaire" de son "attirance pour les jeunes garçons", d'après Le Monde : "Selon les informations du Monde, au juge qui l’a interrogé, le 27 janvier, lors de sa mise en examen pour "agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans par personne ayant autorité", le père Bernard dit avoir informé ses supérieurs de son penchant sexuel dès ses années de séminaire. L’ecclésiastique a affirmé être passé à l’acte lors de colonies de vacances, lorsqu’il avait 16 ou 17 ans, avant sa formation. Sur l’invitation de ses supérieurs, il dit avoir suivi une psychothérapie, en 1967-1968."
Deuxième affaire française où le temps d'inaction du clergé est épinglé : celle qui met en cause le père Jérôme Billioud. Les faits auraient été commis à peu près à la même époque : au début des années 1990, à Lyon. La victime présumée, devenue aujourd'hui "haut fonctionnaire au ministère de l'Intérieur", selon certains journalistes, dépose en 2009 une première plainte contre lui. Elle est classée pour cause de prescription. Mais le haut fonctionnaire ne s'arrête pas là : pour lui, le cardinal Barbarin, qu'il a rencontré pour l'avertir qu'il allait porter plainte, "n'a rien fait pour éloigner ce prêtre des autres enfants". En février dernier, il dépose donc une seconde plainte qui vise, elle, nommément le cardinal, accusé de "mise en danger de la vie d’autrui et provocation au suicide". Barbarin a annoncé avoir suspendu mardi le père Billioud de ses fonctions - soit plus de vingt ans après les faits qui lui sont reprochés (et qu'il nie, contrairement au père Preynat).
La Une du Parisien du 9 mars 2016
La troisième affaire, évoquée ce mercredi 16 mars par Le Parisien, est différente des deux premières, mais souligne encore une fois la passivité de Barbarin. Un prêtre condamné en 2007 par le tribunal de Rodez à dix-huit mois d'emprisonnement avec sursis et mise à l'épreuve pendant trois ans pour des agressions sexuelles sur des étudiants majeurs, a pu exercer ses fonctions de prêtre dans le diocèse de Lyon malgré cette condamnation. Il a même été promu doyen (un doyenné regroupe plusieurs paroisses), en 2013, par le cardinal Barbarin. Dans l'entourage du cardinal, qui a refusé de s'exprimer sur cette troisième affaire, on se défend de toute complaisance en assurant que "le juge d'application des peines n'a émis aucun avis négatif par rapport à [l'exercice d'un nouveau] ministère paroissial" pour ce prêtre condamné.
Dans deux des trois affaires, Barbarin (et ses soutiens) relèvent que le cardinal n'était pas archevêque de Lyon au moment des faits. Mais les victimes lui reprochent surtout de ne pas avoir saisi la justice lorsqu'il en a finalement eu connaissance, des années plus tard.
Dans les deux cas, des témoignages qui arrivent par effet boule de neige
Aux Etats-Unis comme en France, les premiers articles ont encouragé des victimes d’abus sexuels de la part de prêtre à se manifester. Dès la parution des premiers articles sur l'affaire, le Boston Globe a ainsi reçu des centaines de témoignages de la part de victimes des quelques 80 prêtres concernés, leur permettant de continuer la couverture du dossier avec de nouveaux éléments.
En France, si le nombre de cas n'est pas comparable, la même mécanique du témoignage qui provoque de nouveaux témoignages semble bien être à l’œuvre. C'est en effet en prenant connaissance de l'affaire impliquant le père Preynat que le second témoin (le fameux "haut fonctionnaire") a décidé de parler. Au Figaro, il expliquait ainsi que ces témoignages ont "réveillé un certain nombre de choses", et l'ont conduit à contacter le procureur de la République de Lyon.
Le rôle différent joué par la presse
Alors, les affaires qui touchent le diocèse de Lyon, point de départ d'un nouveau Spotlight ? Pas (encore) tout à fait. Le point de départ des deux affaires constitue leur première vraie différence. Aux Etats-Unis, seul le travail du Boston Globe a permis de faire émerger le scandale, et le scoop, qui devait être publié à l’automne 2001, a d’ailleurs été retardé pour cause de 11-septembre.
En France, si les médias ont un rôle dans la médiatisation de ces affaires, on ne trouve pas pour autant de "Spotlight", d'équipe d'investigation aussi mobilisée sur ce sujet. Ce sont plutôt les victimes elle-mêmes, organisées en associations, qui ont alerté les reporters. Ceux-ci ont alors "embrayé", reprenant leurs histoires puis donnant de l'écho aux dépôts de plaintes successifs.
Les accords confidentiels, spécificité américaine
Si les victimes françaises reprochent au clergé, et particulièrement à Barbarin, de ne pas avoir pas alerté la justice, les responsables religieux français ne sont pas pour autant tout à fait comparables à leurs homologues de Boston dans leur rapport à l'institution judiciaire.
En effet, là où le clergé de Boston semblait tout faire pour que la justice ne s’en mêle pas, en passant les fameux accords secrets, un article de 2010 du magazine Mag2Lyon semble indiquer que Barbarin n’avait pas la même approche. Le magazine lyonnais s’interrogeait déjà à l’époque sur une éventuelle "complicité des curés lyonnais" dans les affaires de pédophilie. Trois de ses journalistes s’étaient fait passer pour des victimes d’abus sexuels, notamment auprès de Barbarin. Et ce dernier ne s’opposait nullement à ce que la justice soit saisie : "Je demande alors [à Barbarin] si je dois le dénoncer à la police ou me taire pour ne pas «faire de mal à l’Eglise”, raconte la journaliste. Là encore, sans hésiter, il me répond : "Le plus important, c’est vous. Il ne faut pas que vous et ceux que vous aimez soient abîmés par cette horreur. Vous devez pouvoir aimer en paix. C’est votre mission. Vous ne pouvez pas rester torturée.” J’insiste pour savoir si je dois alerter la police. Spontanément, il me répond : «Oui, et tant pis si c’est une honte supplémentaire pour l’Eglise. Car ça peut aussi rendre service à tout le monde». Puis il précise, l’air déterminé : "Si vous portez plainte, on va interroger ce monsieur. Et c’est très bien, et même pour lui, parce qu’il faut arrêter de mentir.»"
Le cardinal Barbarin n'est pas le cardinal Law
Si le parallèle entre l’affaire de Lyon et Spotlight est tentant, il ne doit surtout pas conduire au même parallèle entre le cardinal Law et son homologue, Barbarin. Le Boston Globe a ainsi prouvé, notamment à l’aide de correspondances, que le cardinal américain a activement couvert, en poste, plus de 80 prêtres pédophiles, en les déplaçant de façon répétée et en cherchant systématiquement des accords financiers confidentiels avec les familles de victime.
En l’état actuel des révélations, le cardinal Barbarin est lui accusé de ne pas avoir signalé à la justice des affaires s'étant déroulées avant sa prise de fonctions à la tête du diocèse de Lyon. Un reproche bien éloigné de la couverture active de prêtres dont s'est rendu coupable le cardinal Law.
Le cardinal Barbarin (à g.), lors d'une conférence de presse donnée à Lourdes, le 15 mars
Un nombre de victimes sans commune mesure (pour le moment ?)
Sur l’ampleur des faits reprochés tant aux prêtres qu’à leur hiérarchie, la comparaison est difficile à tenir entre le scandale de Boston et l’affaire en cours à Lyon. Aux Etats-Unis, les faits concernent plus de 80 prêtres, entre les années 1960 et 2002, contre deux affaires en France. Surtout, certains prêtres américains cumulent des dizaines de plaintes. Le prêtre John J. Geoghan, point de départ de l’enquête du Globe, aurait par exemple agressé sexuellement ou violé plus de 130 enfants, essentiellement issus de familles pauvres, pendant 30 ans, couvert et déplacé par sa hiérarchie pendant 30 ans. En France, rien n’indique pour le moment que des prêtres soient concernés par un tel nombre d’affaires.